Pierre Nora ou l’art de penser la mémoire comme histoire

Le 2 juin 2025 s’est éteinte l’une des figures majeures de la pensée historique en France et dans le monde : l’historien Pierre Nora, disparu à l’âge de 93 ans. Avec lui, c’est une voix singulière de la réflexion sur le passé qui s’éclipse, une voix qui n’a jamais eu pour seule ambition de recomposer les faits, mais de déchiffrer les mécanismes par lesquels la mémoire collective se constitue et par lesquels l’identité nationale se fabrique et se transmet. Pierre Nora s’est attaché à sonder ce qu’il appelait « le fossé entre mémoire et histoire », tentant de bâtir une véritable histoire... de la mémoire.
Né à Paris le 17 novembre 1931, au sein d’une famille bourgeoise juive et cultivée, Pierre Nora entame sa carrière académique après avoir obtenu l’agrégation d’histoire. Il est envoyé en Algérie française pour y enseigner, en pleine guerre, une expérience marquante qui nourrira par la suite son intérêt pour les questions d’identité, d’appartenance et de représentations collectives. Au début des années 1970, il émerge parmi une nouvelle génération d’historiens français – Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Georges Duby – qui rompt avec les grandes narrations politiques pour explorer des champs plus discrets de l’existence humaine. Ce courant, que l’on nommera « la nouvelle histoire », entend rapprocher l’historiographie de l’expérience sensible et des zones invisibles du quotidien.
Mais Pierre Nora se distingue bientôt par une démarche inédite : faire de la mémoire le prisme central de la compréhension du monde moderne. Pour lui, la mémoire n’est pas simple souvenir ; elle est construction sociale et culturelle, traversée de tensions, de symboles, et d’émotions qu’un récit historique classique ne saurait à lui seul rendre intelligibles.
Le grand œuvre de Pierre Nora reste sans conteste Les Lieux de Mémoire, trilogie monumentale publiée entre 1984 et 1992 avec la collaboration de dizaines d’intellectuels et historiens français. Dans cette entreprise unique, il s’agit non pas d’écrire l’histoire de France, mais de scruter les processus par lesquels cette histoire est ritualisée, incarnée, et parfois même inventée. Hymne national, école républicaine, Panthéon, Tour de France, archives, encyclopédies, funérailles d’État ou encore rituels civiques : autant d’objets ou d’événements à travers lesquels la mémoire collective trouve à s’exprimer.
Dans l’introduction de ce projet, Pierre Nora écrivait : « La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, en perpétuelle évolution, sujette à des remémorations, des oublis, des censures. L’histoire est la reconstruction problématique et incomplète de ce qui n’est plus. » Par cette distinction fondatrice, il a redonné toute sa légitimité à l’émotion, au symbole, au ressenti dans notre rapport au passé, tout en maintenant l’exigence intellectuelle et la rigueur de l’analyse. Il ouvrait ainsi un champ de recherche nouveau, à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie et des études culturelles.
Pierre Nora n’était pas un penseur isolé dans sa tour d’ivoire. Il fut un intellectuel engagé dans le débat public. En 1980, il fonde avec le philosophe Marcel Gauchet la revue Le Débat, qui devient pendant près de quarante ans une scène majeure de discussion politique, sociale et intellectuelle. En 2007, il prend la tête de l’association Liberté pour l’histoire, qui milite pour l’indépendance de la recherche historique face aux lois dites « mémorielles » que l’État entend imposer dans le traitement de certains épisodes sensibles tels que la colonisation ou les génocides.
Pour Nora, l’historien ne devait pas être un juge moral ni un porte-voix politique, mais un interprète lucide de la complexité des faits et de leurs contextes. Il ne cessait de rappeler : « Ce n’est pas au juge, ni à l’homme politique, de dire la vérité historique. »
Dans les dernières années de sa vie, Pierre Nora s’est tourné vers lui-même. En 2021, il publie une autobiographie atypique, Jeunesse, écrite sous forme de lettres à son fils unique Elvige, biologiste avec lequel il n’a pas vécu. Dans ce texte intime, il ne célèbre ni ses réussites académiques ni ses honneurs, mais revient sur ses doutes, ses hésitations, et ses « échecs utiles ». Il y offre un témoignage rare, celui d’un intellectuel qui refuse de lire son parcours comme une success story, préférant le voir comme une traversée faite d’essais, d’erreurs, et de résistance au confort de la pensée figée.
Pierre Nora ne restera pas seulement comme l’auteur d’une œuvre savante singulière, mais comme le fondateur d’un champ d’étude devenu essentiel : celui de la mémoire comme objet d’analyse à part entière. Il nous a appris que l’histoire n’est pas seulement ce qui s’est passé, mais aussi ce que nous choisissons de retenir, d’interpréter ou d’oublier. Sa disparition invite à méditer sur une double fidélité : à la liberté de pensée et à la complexité du passé. Son héritage restera une référence incontournable pour quiconque souhaite comprendre les entrelacs du présent et de l’histoire, du souvenir et de l’oubli, du réel et du symbolique.
Dr. Omar Lamghibchi
Enseignant chercheur et consultant formateur