Quel type d’activiste êtes-vous ?, par Housni Zbaghdi

L’activisme, qu’il soit frontal ou discret, interroge notre rapport intime à la liberté de conscience. De la pensée critique à la présence en acte, en paroles et en images, dans l’espace public, l’activisme engage une réponse à la question philosophique suivante : comment agir sans se trahir ?
L’activisme et la liberté de conscience
L’activisme n’est pas seulement un geste de contestation : il pose fondamentalement la question de la liberté de conscience comme socle de l’action. On confond souvent liberté de conscience, liberté de penser et liberté d’expression. Pourtant, ces trois dimensions sont distinctes, même si elles s’enchevêtrent.
La liberté de conscience est intime, singulière, irréductible, liée à un examen introspectif moral et existentiel. Elle est le droit exercé de ne pas être contraint dans ce que l’on croit ou dans ce que l’on refuse de croire. Elle fut consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) comme un droit inaliénable.
Au Maroc, dans la version initiale préparée par la Commission consultative de révision de la Constitution (2011), la mention “liberté de conscience’ figurait. Mais elle a été retirée sous la pression de certaines forces politiques et religieuses, remplacée par la formulation actuelle de l’article 3 qui garantit « le libre exercice des cultes » et l’article 25 qui garantit la liberté de pensée et d’expression, sans aller jusqu’à la liberté de conscience qui les conditionne.
La liberté de penser relève de l’activité intellectuelle elle-même : explorer, douter, raisonner, créer avec d’autres que soi. Elle suppose une ouverture critique et la possibilité de se forger une vision autonome du monde. Enfin, la liberté d’expression est l’acte de rendre publiques ces pensées et ces convictions, dans l’espace social, au risque de la confrontation.
La liberté de penser suppose l’exercice de l’esprit critique, de l’imagination civique et du souci de l’autre. Kant appelait à « l’usage public de la raison », Lipman nous laisse un leg colossal pour ériger nos raisons respectives en « communautés de recherche ». Enfin, la liberté d’expression est l’extériorisation de ces pensées dans l’espace public, soumise aux aléas de la censure, du conflit et du dialogue.
L’activisme est précisément le moment où la conscience et la pensée prennent le risque de l’expression publique. L’activisme est la révélation de ce qui agit “en nous”. C’est une présence et une manifestation directe, en acte. L’activisme est le point de contact entre l’intime et le politique.
Militant ou activiste ?
Faire des nuances et des distinctions est un art subtil. Le/la militant.e s’inscrit dans une organisation, assume la discipline d’un collectif et œuvre au service d’une cause structurée. Sa figure s’enracine dans l’histoire des partis, des syndicats et des associations.
L’activiste, lui/elle, excède les structures. Il/elle surgit, comme une voie claire dans la nuit noire, souvent seul.e ou en petits groupes. L’activiste invente ses formes d’action, parfois spectaculaires, parfois invisibles mais toujours disruptives. Là où le militant se déploie dans la continuité, l’activiste incarne une émergence. Hannah Arendt aurait probablement dit : le militant perpétue, l’activiste inaugure.
En réalité, les frontières sont poreuses. Le militant peut devenir activiste par radicalisation (c’est-à-dire par retour à la racine de son engagement), et l’activiste peut être institutionnalisé. Mais les deux figures ne se recoupent pas totalement : elles renvoient à deux manières d’habiter la liberté politique.
Deux activistes, deux styles…ou plus ?
Ibtissame Lachgar dites « Betty » et Alok Vaid-Menon qui s’identifie comme « Diva » illustrent la pluralité des activismes.
Betty et Alok sont géographiquement et culturellement éloignés: l’une est marocaine et cosmopolite l’autre est américain.e d’origine indienne. Betty est actuellement en prison, Alok multiplie les tournées à succès.
Betty incarne un activisme frontal, ancré dans les réalités politiques et sociales du Maroc. Co-fondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), elle bouscule les tabous sur la sexualité, la liberté de conscience et l’égalité des genres. Son activisme, souvent qualifié de radical, se déploie dans l’espace public avec des actions visibles, assumant la confrontation (ex. pique-niques publics pendant le Ramadan, flirt publics performés par des groupes). Un cocktail molotov de symboles, à elle seule.
Alok, de son côté, s’inscrit dans une démarche artistique et performative : stand-up comédie, essai politique, conférences publiques, acceptation radicale de ses imagi-nations intérieures. Sans leçon, sans opposition morale aux ‘autres’, sans slogan figé, son activisme déconstruit la pensée binaire, simpliste et terrorisée. Son activisme convoque l’harmonie dans le désordre, avec une orgie de couleurs et des apparitions publiques maitrisées. Sa présence investit la scène planétaire via les réseaux sociaux. Là où Betty défie les institutions nationales, Alok joue avec les frontières symboliques comme le chat de Lewis Caroll jouait avec Alice.
De toute évidence, l’activisme ne peut être réduit à un esprit contestaire. Il se déploie sur les terrains de l’ouverture : de l’art, de la culture, de la mémoire et de la spiritualité.
Le Maroc est une terre d’hospitalité. Elle accueille de multiples trajectoires d’activistes. Citons quelques-unes. Fatna El Bouih, ancienne prisonnière politique, elle convertit la mémoire des années de plomb en travail de libération des mineurs détenus et de leurs familles. Relais-Prison-Société, son association, sensibilise aux « peines alternatives » déjà prévues dans la lettre de la loi pénale. Lamyaa Achaari, initiatrice de Tanit, une plateforme d’archives vivantes, nous donne à entendre de façon incarnée ce que signifie « l’intersectionnalité » c’est-à-dire le moment où la question de la justice sociale croise celle de l’égalité des genres. André Azoulay, conseiller des Rois, est l’infatigable promoteur de la paix consolidée et du dialogue inter-cultuel. Bayt Dakira, La Maison de la Mémoire qu’il a ouvert à Essaouira exorcise, à sa façon, la trace des « comptoirs ». Hicham Lasry, essayiste, cinéaste, créateur de romans graphiques, auteur, entre autre, de Punk Fitna met de l’or et de l’encens sur les fractures de la société marocaine. Tant de manières singulières d’habiter le rôle d’activiste, preuve qu’il pourrait exister autant de modus operandi que d’individus.
Cette voie lactée d’activistes façonne le Maroc qui gagne et qui avance résolument, même lorsqu’il met ses enfants en prison pour avoir voulu aller trop fort ou trop vite.
Les plus jeunes sont des citoyens comme les autres
L’éducation nationale se heurte de plein fouet à la question de l’activisme. Paulo Freire, dans sa Pédagogie des opprimés (1970), propose le concept de “conscientização” pour articuler réflexion critique, dialogue et praxis dans le projet pédagogique de l’école. Pour « conscientiser » le monde et soi-même, comprendre ne suffit pas : il faut agir.
Emiliano Bosio et Yusef Waghid prolongent cette idée en identifiant six priorités pour une conscience critique et une éducation à la citoyenneté digne de ce nom : praxis, dialogue réflexif, décolonialisme, écocritique, éthique du soin et autonomisation. Ces orientations essentielles nous rappellent que la raison d’être de l’école est d’abord l’émancipation et non l’intégration aux marchés des études supérieures et du travail.
Pour autant, l’école primaire et secondaire rechigne à enseigner et à transmettre l’activisme. Et lorsqu’elle y parvient, les jeunes des classes privilégiées en sont les principaux bénéficiaires, annulant de fait les bénéfices pour la communauté mondiale et, comble de l’ironie, pour eux-mêmes. L’activisme des plus jeunes - qu’illustrent les exemples vivants de Greta Thunberg, Richard Turere, Divina Maloum, Zuriel Oduwole, Heman Bekele, Stacey Fru, Amara Nwuneli et de bien d’autres - reste marqué par une forte inégalité d’accès.
L'énergie de ces jeunes, qui n’est autre que l’expression de leur liberté de conscience, rappelle que l’activisme n’est pas l’apanage d’une élite sociale ni d’une population adulte : il est une modalité de l’apprentissage du monde.
Une typologie philosophique
Sur l’activisme, la littérature scientifique contemporaine est dense. Elle propose diverses classifications et la philosophie éclaire par ailleurs les archètypes d’activisme :
- Protestataire : proche de la figure camusienne de la révolte, il/elle dit « non » pour affirmer un « oui » à la dignité. C’est l’activisme des marches, des slogans, de la résistance directe.
- Créatif : héritier de Guy Debord et des situationnistes, il/elle transforme l’art en arme pacifique. Ici, l’activisme devient performance, détournement, retournement, provocation hilare pour grandir en humanité.
- Institutionnel : inscrit dans l’État profond ou officiel, ou encore dans les ONG, il/elle évoque la “longue marche” nécessaire pour sortir de la nuit des injustices. Antonio Gramsci en parle si bien. L’activisme n’est plus seulement rupture, il irrigue et devient infiltration.
- Numérique : dans des formes nouvelles et génératives, il/elle mobilise réseaux sociaux et algorithmes aussi bien qu’un chaman ou qu’une adepte des registres Akhashiques. C’est un activisme en réseau, capable d’être mondial en quelques minutes voire quelques nanosecondes.
- Disciple d’Ubuntu et de Tawhid : Cet activisme privilégie la réconciliation, la restauration des liens, la justice réparatrice, une mystique rationnelle des liens. Ici raison publique se conjugue en couleur avec imagination créatrice. Dans cette mouvance, Mohamed Iqbal, Souleimane Bachir Diagne, Reda Benkirane appellent à « la reconquête du sens ».
La veine foucaldienne voit juste : l’activisme, quel que soit son type, est toujours une pratique de la liberté face aux dispositifs de pouvoir. Ceux qui lisent Jacques Rancière dirait avec plus de poésie que l’activisme est un « partage du sensible », il redistribue la visibilité et l’invisibilité.
La typologie déclinée ici est sommaire et ouverte. Elle invite à penser non pas une essence de l’activisme, mais la multiplicité et la richesse de pratiques inscrites dans des traditions philosophiques et politiques variées.
Traverser le miroir
Dans La communauté terrestre (2022), Achille Mbembe affirme que l’activisme doit dépasser les reflexes pavloviens de la revendication pour devenir une manière émancipée d’habiter le monde, à la faveur d’une écologie politique de « co-habitation planétaire ».
Achille Mbembe soutient qu’une ‘trame planétaire’ existe objectivement. Trait distinctif de cette trame, poursuit le philosophe camerounais, « elle est, pour le moment, démunie de conscience de soi, c’est-à-dire d’une conscience planétaire ». Nous sommes actuellement 8,2 milliards d’humains sur terre, sans compter toutes les créatures non-humaines. Bien malin qui saurait répondre avec certitude à la question : « qu’est-ce qu’une conscience planétaire » ?
Traverser l’épreuve du miroir, c’est donc se soumettre à un examen critique de conscience :
- Qu’est-ce que je crois au sujet de ‘l’action’ : est-elle possible ? nécessaire ? superficielle ? hérétique par nature ? impossible ?
- D’où viennent mes croyances ? Puis-je les explorer en profondeur ? Si non, pour quelles raisons fondamentales et légitimes j’oppose un refus ?
- D’après moi, y a-t-il une différence entre agir, faire, produire, réagir ?
- D’après moi, quels liens existent-il entre agir, manifester, participer ?
- Mon activisme inclut-il les plus marginalisés ou reproduit-il des hiérarchies explicites et implicites ?
- Lorsque j’agis, qu’est-ce qui ‘agit en moi’ ? une version étriquée du ‘moi’ ou une communauté vivante élargie, incluant mes ancêtres, mes futurs, mes enfants intérieurs, toutes les autres créatures minérales, végétales, animales, astrales ?
- Si je considère que ‘j’agis’, mon action vise-t-elle une transformation réelle, fut-elle invisible dans le présent, ou seulement un passage fugace dans la “visibilité” ?
- Quel est mon rapport au risque, à la vulnérabilité, au temps long ?
- Lorsque j’agis, est-ce le plus souvent par peur ou par amour ?
- Souhaitons-nous ouvrir, chacun pour lui-même, un cahier d’observations quotidiennes sur nos pratiques ?
Ces questions, philosophiques autant que politiques, déplacent l’activisme de la posture vers l’éthique. Elles ne visent pas à embarrasser l’action mais à la rendre plus consciente, plus juste, plus ouverte sur l’Inconnu. Le poète Pierre Reverdy disait “l'éthique c'est l'esthétique du dedans". Souhaitons-nous, à nous-même, une compréhension du terme ‘dedans’ qui soit libérée des réflexes d’autodéfense, héritages vénéneux des colonialismes et des esclavages.
Pour conclure, ne concluons rien
L’activisme n’est pas une mode ni une catégorie sociologique figée. C’est un geste philosophique : une reliance de la conscience intime, de la pensée critique, de l’action et de la parole publiques. Qu’il soit protestataire, créatif, institutionnel, numérique, disciple de Tawhid et d’Ubuntu, l’activisme manifeste la grande interrogation de l’humanité sur ses libertés et responsabilités propres. Pas une réponse, une interrogation.
Retenez ceci, la vraie question n’est pas : “quels sont les types d’activistes ?” ou ‘que valent les activistes ?’ mais bien : ‘quel type d’activiste suis-je disposé.e à devenir, et jusqu’où ma liberté de conscience peut-elle m’emmener ?’En somme, l’air du Grand Large et l’iceberg, d’un blanc immaculé, bien en vue.
Cette tribune est un appel aux examens de conscience, silencieux et féconds. Dans le Noble Silence des for intérieur. Sans arme, citoyens !
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Housni Zbaghdi est professeure de philosophie.