(Billet 353) – La police étrangle, les sociétés s’étranglent…

Il est parfois des évènements qui se produisent sous nos yeux, et dont nous ne prenons pas la juste mesure, pris que nous sommes dans nos confortables constructions mentales post-coloniales. Si la pandémie de Covid-19 a montré quelque chose, c’est bien une relativité de la notion de droits, de responsabilités des Etats, de symbiose au sein des sociétés. Aujourd’hui, nous assistons, le plus naturellement du monde, aux Etats français et américain qui, désormais, « interdisent la prise d’étranglement ». 3adi.
Imaginons maintenant cette scène… A el Jadida, lors d’émeutes d’enseignants, les manifestants s’en prennent aux forces de l’ordre et certains leur jettent même des pierres, les caillassent comme on dit fort élégamment de nos jours. Les robocops ripostent en chargeant la foule, et isolent un refuznik… ou plutôt une refuznik, abreuvée de coups de poings, puis de pieds, menottée, un peu gazée, virilement étranglée, et enfin embarquée, à demi-morte. Le tout sous l’objectif de dizaines de téléphones qui filment et photographient plus qu’ils ne téléphonent. Nous aurons alors le Monde qui s’inquiète, Mediapart qui s’enflamme, les ONG qui s’emportent et « l’opinion publique occidentale » qui s’offusque.
Imaginons à Jerada, un mineur énervé de vivre pour avoir échoué à survivre et qui hurle dans la rue. Il est promptement encerclé par des robocops, armés jusqu’aux dents. Immobilisé à terre, étouffant sous le poids d’un colosse, il se rend, mais rend aussi son dernier souffle. Le Conseil de Sécurité s’en émouvra, les chancelleries s’en indigneront et les « opinions publiques occidentales » s’en révolteront.
Ces deux événements ne se sont pas produits au Maroc, mais en France et aux Etats-Unis, avec la complicité bienveillante de la justice. Les juges américains, réputés pour leur indépendance, innocentent à tour de bras des policiers meurtriers, volontiers racistes, qui défilent devant eux à tour de rôle. En France, la police avait tiré fin 2018 une grenade lacrymo en pleine face d’une octogénaire au 4ème étage, qui en est morte, et a été gentiment relaxée.
Aujourd’hui, les chefs du « leader du monde libre » et de « la patrie des droits de l’Homme » appellent à renoncer à la « prise d’étranglement » généreusement pratiquée par une police de plus en plus accusée de racisme et totalement indifférente aux preuves matérielles qui s’accumulent contre ses excès.
Au Maroc, imaginons de telles scènes… Le policier ou gendarme violent, malmenant un citoyen, frappant une femme, et filmé dans ses œuvres, voit le ciel lui tomber sur la tête. Les réseaux s’enflamment immédiatement, le directeur général et le général sont interpellés, réagissent, suspendent l’indélicat brutal… Même les juges sont rudement bousculés quand ils prennent des décisions révoltantes.
On constate donc ce glissement vers une violence institutionnalisée dans les pays dits démocratiques, et pas uniquement la France et les Etats-Unis, et une citoyenneté de plus en plus marquée de nos forces de l’ordre, toutes choses étant bien évidemment perfectibles.
Cela ne signifie pas que dans les grandes démocraties les prises d’étranglement ou les usages d’armes à feu n’ont jamais existé mais c’est le déferlement de violence et la banalisation d’armes et de prises de guerre dans l’espace public par temps de paix qui est préoccupant. Cela, nous ne le voyons pas, nous semblons conditionnés à ne voir que ce policier marocain qui baffe un gars, ou cet officier de chez nous qui botte une femme.
Plus inquiétant encore cette fracture sociale dans ces pays, berceaux de la démocratie moderne, où des camps antagoniques et de plus en plus hostiles se font face, avec au milieu une police à la violence croissante et à l’impunité flagrante, induisant une peur diffuse au sein de la société.
Après la Covid-19, parmi les grandes et bonnes intentions – dont si peu seront mises en pratique – l’une d’elles devra être notre appropriation de nos concepts de société, de libertés, de droits et d’obligations. Ils ne seront pas forcément à l’identique des principes dans lesquels nous avons grandi, à une époque où de tels principes n’existaient pas chez nous, mais il est temps que nous nous regardions à travers nos propres prismes et grilles de lecture et que nous cessions de nous autoflageller sur la base des jugements des autres, eux-mêmes confrontés à un syndrome de violence et de fracture sociale croissant.
Nous avons évolué, à notre manière, et ils ont évolué, à la leur. Nous ne sommes certes pas les meilleurs, mais eux ne le sont plus ; nous ne sommes plus à blâmer, ils sont moins à féliciter. Il faut juste que chacun observe l’autre, avec respect. Ainsi, le monde pourra, peut-être, être meilleur.
Aziz Boucetta