(Billet 1135) – Réseaux, influenceurs, coordinations… à quoi sert encore la constitution ?

On a coutume de dire que le monde change, car il change en effet... mais on oublie que le Maroc est dans le monde, et que donc lui aussi il change, de la même manière. Il est toujours bien de se gargariser de notre histoire, notre culture, notre nation, notre passé et même notre avenir, pour nous rassurer, mais il est encore mieux de voir les travers et de scruter les mutations, pour mieux assurer. Et de les accompagner, si besoin est, et besoin est, mais si surtout volonté politique est, aussi.
Observons les pays de notre voisinage immédiat ou plus lointain, les pays où les élections se tiennent dans les règles et de façon régulière, Espagne, Sénégal, France, Italie,… Dans ces pays, les classes politiques ont changé ces vingt dernières années, donnant naissance à des mouvements politiques ou sociaux inédits (Gilets jaunes, Black lives matter, séparatismes en Europe…), ou faisant émerger des personnages atypiques, antisystèmes, charismatiques, souverainistes (Trump, Johnson, Orban, Salvini, …) ; les voix des peuples résonnent plus, du fait des réseaux sociaux et de cette nouvelle génération qui arrive, plus jeune (forcément), plus instruite, plus connectée, plus exigeante car bien plus projetée vers l’avenir qu’accrochée à son passé, fusse-t-il illustre. Et même dans les pays où les processus démocratiques classiques ne sont pas respectés (Algérie, Tunisie, les trois Etats du Sahel,…), des personnages jusque-là quasi inconnus du grand public voici seulement quelques années (Tebboune, Saaïd, Traoré, Goïta, …) se hissent aux sommets de leur Etats. Relève de génération et révolution numérique, donc, la combinaison de tous les changements, de l’inconnu.
Et au Maroc ? Le Maroc étant une monarchie aussi ancienne que solidement ancrée dans le tissu social, les choses sont plus claires et plus calmes. Mais dans le royaume aussi, les choses bougent, de la même manière : une nouvelle génération, plus ou moins jeune, nettement plus instruite que son aînée, ultra-connectée, éloignée de cette période de l’indépendance qui unissait si bien le pays. Aujourd’hui, au Maroc, les jeunes ne sont plus des militants, ils sont très souvent et en grande partie expatriés ailleurs ou NEETs ici, et les adultes, tout en restant sujets, sont devenus citoyens.
Le ciment commun dans cette société marocaine du second quart du 21ème siècle – exactement comme dans les autres sociétés du monde – est qu’elle ne se reconnaît plus, pas plus qu’elle ne se retrouve, dans les systèmes anciens, politiques, médiatiques, intermédiaires… Hors des grands principes énoncés dans la constitution (monarchie, religion et culture, principes fondamentaux et libertés), les partis politiques et les syndicats, organes d’intermédiation par essence, les médias classiques (droit à l’information), et d’une manière plus générale la cohésion nationale ne sont plus perçus de la façon dont elle est suggérée par la constitution.
Les organes d’intermédiations classiques, partis politiques et organisations syndicales, sont désormais remplacés par des « coordinations », ce nouveau concept qui fleurit à chaque contestation sociale. Coordinations des étudiants en médecine, coordinations des enseignants contractuels, coordinations des victimes du séisme d’al Haouz, coordination nationale des taxis… L’ordre constitutionnel ne fonctionnerait-il donc plus pour que les gens et les mouvements revendicatifs se « coordonnent » ainsi et autant ? Il faut le croire, car elles supplantent progressivement les anciennes structures et rognent irréversiblement leur présence au sein de la société.
Pour les médias, jadis, il y avait la télévision, la radio et la presse écrite, plus ou moins pertinentes, parfois impertinentes. Puis internet arriva, et les choses changèrent. Aujourd’hui, les informations sont apportées certes toujours par les médias, mais elles sont aussi véhiculées sur les réseaux, avec les commentaires, et parfois, souvent, des mensonges, des infos orientées, de la désinformation, de la mésinformation, de la manipulation. Les audiences et les contenus des médias classiques et des pure players peuvent être importants et impactants, ils demeureront toujours très en-deçà de celles des Facebook, Instagram, LinkedIn et autres X, à la puissance décuplée par les leurs algorithmes soigneusement programmés pour mieux influer, en interne et aussi, de plus en plus souvent, à partir de l’extérieur.
Quant aux intellectuels, ils ne sont pas prévus dans la constitution, et ils n’ont d’ailleurs jamais existé dans l’espace public au Maroc, en tant que « groupe d’influence ». Nous avons la société civile qui agit, se coordonne, pèse, influe, et nous avons les intellectuels, généralement discrets, prenant rarement part au débat public car, il faut le dire, ils y sont rarement sollicités. Il est vrai qu’un intellectuel, dans la société d’immédiateté et consumériste qui est désormais la nôtre, est difficilement « digérable » par des populations qui demandent qu’on réfléchisse pour elles, avec simplicité et rapidité. Alors, l’espace public ayant lui aussi horreur du vide, ces intellectuels inexistants sont remplacés par des « influenceurs » tonitruants, des youtubeurs cinglants. Ils ont un avis sur tout, ils influencent sur tout, ils se présentent comme « professeurs », « acteurs politiques », « opposants », « redresseurs de torts », et ils sont audibles car leurs messages sont simples et bien travaillés, puis financièrement dopés pour atteindre le plus grand nombre. Aujourd’hui, même les télés publiques les recrutent pour hisser un peu leurs audiences ternes, et même les hommes politiques les courtisent pour soigner autant que faire se peut leurs popularités en berne…
Au final, les partis/syndicats, les médias et les intellectuels sont respectivement remplacés par les coordinations, les réseaux sociaux et les influenceurs. L’heure n’est plus à la raison et aux institutions, mais à l’expression libre et collective des colères et des passions. Voilà comment une société change, imperceptiblement, s’écarte de son fonctionnement classique, et produit des choses jusque-là inconnues, des mouvements spontanés, des personnages nouveaux et iconoclastes... qui ne respectent pas toujours les règles constitutionnelles, qui ne jouent pas toujours le jeu institutionnel…
Cela s’est produit ailleurs et, on le sait, les mêmes causes produisant les mêmes effets, cela se produira fatalement, un jour, d’une manière ou d’une autre, au Maroc aussi. Et lorsque cela adviendra, il sera trop tard, ou trop dur, d’y remédier. Puisse les décideurs politiques, les vrais, en prendre conscience.
Aziz Boucetta