(Billet 275) – Sphère privée et espace poubellique

Pourquoi les espaces publics sont-ils si sales et si souvent repoussants, du fait de l’habitant, alors que les Marocains veillent scrupuleusement à la propreté de leurs chaumières ? Vaste mystère sur lequel sociologues, anthropologues et urbanistes se sont penchés… avant de tomber de haut, concluant que, en règle générale, les Marocains n’ont que mépris pour l’espace public.
Lui, il entre dans une laiterie, prend un œuf dur, essuie délicatement et méticuleusement le siège passablement poussiéreux de la terrasse, sur lequel il posera son précieux séant, puis pétrit trois ou quatre pains avant de choisir le sien, épluche son œuf en jetant les débris au sol, crache par terre, consomme son en-cas, règle et s’en va, laissant les lieux aussi sales que lorsqu’il y était entré, voire plus.
Elle, conduit sa berline, se maquille soigneusement au feu rouge, sirote son thé, déguste son petit pain acheté à prix d’or, projette l’emballage par la fenêtre, tarde à démarrer au vert car il n’y a pas le feu, et que le message qu’elle rédige est un peu long, même en langage fonétik.
Eux, les enfants, ces chères têtes brunes, sortent leur ballon acheté à prix modique de son plastique, qu’ils jettent à terre, et entreprennent de faire des tirs qui, souvent, heurtent une devanture ou une voiture.
Dans le train ou le tram, ils/elles hurlent au téléphone les menus de la veille ou les tenues du lendemain, règlent leurs sonneries, le volume poussé à fond, enlèvent souvent leurs chaussures pour installer confortablement leurs pieds délicats sur le siège d’en face, savourent un sandwich aux œufs durs consomment un quelconque breuvage en faisant des grands slurps, en faisant des grands slurps…
Mais une fois chez lui, tout ce beau monde traque la moindre poussière, parle doucement, jette les ordures dans l’endroit réservé à cet usage, arrange les coussins du salon et les couvre-lits avant le couvre-feu.
Pourquoi les Marocains, si attentifs à l’hygiène et au respect des règles dans leurs chaumières, sont-ils donc si négligents dans et pour l’espace public, devenu souvent poubellique ? L’espace public est différemment perçu et cela ouvre à toutes sortes de négligences, au mieux, de dérapages au pire. Ainsi, s’il est considéré comme espace appartenant à l’Etat, au Makhzen, historiquement hostile et hautain, l’espace public est vandalisé ou dégradé, comme vengeance muette… On le salit (photo), en accusant les pouvoirs publics de ne pas faire leur travail.
L’espace public peut être perçu également comme le lieu de vie commun mais n’appartenant à personne, un lieu de vague citoyenneté ; mais cette citoyenneté étant encore à l’état embryonnaire, hommes et femmes n’ont cure de sa protection et préservation. Pour les femmes, la religion et la Tradition convergent, et on estime que toute incursion féminine dans l’espace public est une intrusion dans un espace réservé aux hommes, d’où les harcèlements de toute nature, sexuel, vestimentaire…
Le respect de l’espace public et la tolérance qui doit y régner sont des marqueurs de la citoyenneté dans un pays, le lieu où le vivre-ensemble doit s’exprimer dans tout son éclat. Si cet espace est dégradé, non respecté, non soumis aux lois et aux règles, occupé de façon sauvage, cela signifie que les personnes qui le fréquentent n’ont pas encore conscience de leur citoyenneté, et que tout ou presque reste à faire. C’est semble-t-il le cas du Maroc…
Aziz Boucetta