(Billet 441) – Etat de droit, pays de passe-droits

Il ne suffit pas de se poser les bonnes questions pour ne pas se questionner sur leurs réponses... Dans notre pays, un Etat de droit comme il se doit, qu’on rappelle à l’envi et parfois ad nauseam, on reste largement perfectible en matière de respect des droits et des lois. Et comme nous avons des institutions, elles critiquent, elles dénoncent, envoient de loin en loin des coups de semonce… puis elles renoncent !
45% des salariés du privé, donc, reçoivent un salaire inférieur au Smig, déclare incidemment la très officielle CNSS. Grosses unes dans les médias, débats sur les ondes, puis les gens en parlent, avant de passer à un autre sujet. Mais on peut présenter la chose autrement : des centaines de milliers de salariés ne bénéficient pas de leur droit dans un Etat de droit, ou encore, plus simplement, plus réellement, les patrons hors-la-loi ! Ils ne paient pas leurs salariés conformément à la loi, et font de fausses déclarations, ils relèvent donc du pénal. Les organes publics seraient complices de ne pas sévir. La société tangue…
Puis on découvre que le fisc a trouvé la panacée pour atténuer ce sport national qu’est devenue la fraude fiscale. Ainsi, les émetteurs des fausses factures – et ceux qui en bénéficient – pourront désormais faire l’objet du procédé du « name & shame ». Ah, fort bien. Mais pourquoi ne pas saisir la justice, puisqu’il s’agit de fraude fiscale, de faux et d’usage de faux ? Nos patrons indélicats seraient-ils donc plus préoccupés par leur réputation que par leur respect de la loi ? Société qui vacille…
Ce n’est pas fini… M. Driss Jettou, éminent et respecté (car respectable) Premier Président de la Cour des Comptes, annonce que 3.713 responsables publics n’ont pas présenté leurs déclarations de patrimoine. Avec de tels responsables, plus besoin d’irresponsables. La loi pourrait, par exemple, être appliquée, avec ses effroyables sanctions prévues à l’article 262 bis du Code pénal : une amende de 3.000 à 15.000 DH d’amende et, éventuellement, l’interdiction d’exercer ou d’être éligible pendant un maximum de 6 ans. Voilà de quoi terroriser un indélicat… Société affligeante.
Voici quelques temps, le Conseil de la Concurrence avait un peu bafouillé dans sa gestion du dossier des hydrocarbures et des prix pratiqués en 2015, après la libéralisation et la décompensation. Le roi avait demandé une enquête à des gens éminents qui, patrons d’institutions constitutionnelles, devaient « auditer » les problèmes internes (pour rester gentil) d’une autre institution constitutionnelle. Bien vu, mais on n’a toujours rien vu. L’attente se prolonge, concernant pourtant un sujet qui intéresse l’opinion publique… Société sulfureuse.
Des gens ont de l’argent à l’extérieur du pays, tout le monde en convient. Voici quelques années, une sorte d’amnistie fiscale leur avait été très aimablement accordée, et ils y avaient tout aussi gentiment souscrit. Tout l’argent planqué dehors avait-il été rapatrié ? Chacun répondra à sa façon… Mais prévoir des sanctions un peu rudes en cas de récidive ou de non-déclaration de la totalité aurait été peut-être judicieux, surtout en ces temps de disette où le Maroc a besoin de ses enfants et où l’Etat projette un grand emprunt. Société opaque.
Combien d’élus représentant le peuple ont-ils été condamnés, ou le sont-ils, attendant le jugement définitif ? Leur effectif est inconnu, mais il se trouve que par le plus grand des hasards, un homme condamné à 5 ans de prison pour « corruption et dilapidation des deniers publics » est, aussi, vice-président de la Commission de la Justice à la Chambre des conseillers, membre dirigeant d’un grand parti et même représentant du Maroc au parlement panafricain… Société qui marche à la Baraka.
Les cliniques ne soignent que moyennant le dépôt d’un « chèque de garantie ». « Chèque » est une pièce de droit et « Garantie » est un principe juridique, mais « chèque de garantie » est une expression qui n’existe pas dans une société civilisée. Interpellé, le ministre de tutelle déclare doctement « le chèque de garantie est interdit », ce qui ne l’engage pas beaucoup… pendant que les médecins engrangent et que les patients enragent de patienter.
La liste des turpitudes n’est pas exhaustive, et il semblerait que ce ne soit là que la partie émergée de l’iceberg, celle qui fuite des états-majors soigneusement cadenassés des partis politiques. L’Istiqlal protège ses élus véreux, et les accable souvent d’honneurs… le PJD couvre ses deux ministres en délicatesse avec la CNSS, et dont l’un est statutairement président du conseil d’administration, le RNI ferme les yeux sur les agissements d’un ancien ministre, voire plusieurs, voire actuels… Sous d’autres cieux, dans ces pays qui ne hurlent pas à la démocratie mais qui la pratiquent sereinement, il suffit d’une seule accusation pour se débarrasser d’un responsable gênant.
On comprend mieux pourquoi, inconsciemment, les gens ne croient plus à l’opération politique, à cette grande plaisanterie de la moralisation de la vie publique et aux responsables qui glosent sur l’éthique. Et on peut aussi en déduire que c’est là, sans doute, une raison de la grande hémorragie de talents qui s’en vont. A regret, mais s’en vont.
Aziz Boucetta