(Billet 1138) – Le Maroc se prépare-t-il aux tumultes à venir ?

En l’espace de quelques semaines seulement, Donald Trump a sonné la fin de l’ordre mondial (et ses dirigeants), tel que connu depuis 75 ans. Les enjeux ont changé, les règles du jeu sont cassées et non remplacées, les alliances se déconstruisent rapidement pour en laisser d’autres se construire. Le Maroc a-t-il compris cela ? Et si oui, comment réagit-il ? On peut s’en préoccuper car, globalement, l’Amérique de Trump est imprévisible et potentiellement dangereuse pour le Maroc, l’Europe joue à son habitude avec le royaume un double-jeu avec une courte vision, le voisin algérien se montre prêt à tout pour nuire, et nos institutions de gouvernement et de gouvernance sont faibles.
Nombre de facteurs montrent que les choses évoluent autour de nous et que les anciens modes d’action et de réaction marocaines ne peuvent plus fonctionner comme avant, ne fonctionnent déjà plus comme on en a pris coutume. Des (dés)équilibres nouveaux se mettent en place et créent de l’incertitude, menant à l’impérieuse nécessité de changer notre façon de faire. Nous perdons du temps face aux menaces qui nous guettent, dans un monde dominé et chahuté par un Trump qui va très vite parce que, précisément, il manque de temps. Quelles sont ces menaces ?
1/ L’Algérie. Il n’est jamais bon de sous-estimer l’adversaire ; l’Algérie officielle, tiraillée un temps entre son allégeance russe historique et ses intérêts potentiels avec l’Occident, a hésité, avant d’être servie par Dame Providence. Poutine se rapproche en effet de Washington, et les deux sont aujourd’hui en confrontation avec l’Europe, dont l’Algérie souhaite s’éloigner progressivement. Alger met donc les bouchées doubles, les petits plats dans les grands et s’offre à l’Amérique de Trump, sans plus craindre d’irriter Poutine. Or, on sait que sa priorité, son obsession, est le Maroc. Que se passera-t-il dans les prochains mois, quand les choses s’affirmeront et se confirmeront ?
2/ L’Union européenne. Elle dit que le Maroc est un partenaire privilégié, un pilier fondamental de son flanc sud, un allié stratégique, beaucoup de jolies choses, mais elle multiplie les banderilles, une fois sur l’accord agricole et de pêche, une autre sur la qualité du phosphate, et encore sur les règles bancaires, et une autre sur les droits de douane, jouant toujours la compétition maroco-algérienne. Et les pays européens persistent à agir en ordre dispersé, disparate et opaque quant à la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Le royaume est l’allié d’un bloc continental désuni sur fond de front uni, qui ne se remet pas encore du lâchage de Trump, qui clame sa peur du Russe, qui dit vouloir s’unir pour s’armer, qui dit vouloir se rapprocher de son « hinterland » africain, mais sans s’en donner les moyens. L’Europe est un continent friable en interne et peu fiable en externe. Le Maroc peut-il vraiment compter sur elle ?
3/ L’Amérique de Trump. En 2020, au dernier quart d’heure de son premier mandat, le milliardaire newyorkais avait scellé l’Accord tripartite Maroc-Etats-Unis-Israël, reconnaissant la souveraineté du Maroc sur l’ensemble de son territoire. Cela fait quatre ans et demi, beaucoup pour un homme qui change d’avis en 48 heures. Israël étant dans la tourmente, les Etats-Unis de Donald Trump cherchant une solution à la nasse moyen-orientale et le Maroc étant sur la route, le royaume devrait s’attendre à tout et se préparer à tout, y compris à se voir enjoindre de suspendre son partenariat avec la Chine.
Autant dire que le Maroc a un environnement géographique et stratégique incertain, faisant de lui et aujourd’hui encore plus jamais un pays insulaire, entouré de davantage d’adversaires que de partenaires. Le royaume, à son habitude, ne dit rien, mais on peut raisonnablement penser qu’il œuvre à anticiper ce qui devra fatalement se produire, c’est-à-dire être bousculé, comme tous les pays, par les secousses de nouvel ordre mondial qui s’installe rapidement et dont personne ne connaît les règles, si tant est qu’elles existeraient.
Le Maroc dispose de deux leviers.
Sa communauté à l’étranger, plus forte, plus féminine, plus instruite, plus présente dans toutes les parties du globe, plus intégrée là où elle se trouve, plus influente où qu’elle se trouve. Le roi avait demandé par deux fois au gouvernement de mettre en place de nouveaux mécanismes de relations avec cette communauté et de gestion de ses 6 millions de membres, mais à aujourd’hui, rien de probant n’a été fait. Cette communauté, plus mobilisée, mieux organisée, est un atout majeur pour le Maroc. Elle ne doit pas rester en arrière, en jachère. Ne rien faire maintenant, c’est perdre du temps.
Les institutions électives du pays sont bien structurées, bien définies, bien installées, mais elles ne fonctionnent pas comme elles devraient. Chacun sait ce qu’on reproche au gouvernement et au parlement en opacité, manque d’efficience, absence de communication, défaut de vision de moyen ou long terme, union artificielle ou même factice de sa majorité… mais au-delà de cela, en ne le renforçant pas, ces institutions affaiblissent le pays. Disposer d’un gouvernement fort, qui décide, et avoir un parlement robuste, qui légifère et qui contrôle, vraiment, cela confère une meilleure prise sur les événements et une plus grande crédibilité à l’étranger. Or, aujourd’hui, ces institutions se contentent de gérer péniblement le quotidien et de préparer sournoisement les élections, spéculant à tour de rôle sur l'effectif des spéculateurs...
Aujourd’hui donc, dans un monde tourmenté, difficile, où la loi du plus fort est celle qui prime, nous demeurons avec nos travers de l’économie de rente, de l’enrichissement illicite et facile, de prédation technocratique, cartellisée et/ou familiale, d’un gouvernement formé en grande partie de ministres sans envergure, avec un chef inadapté à la fonction… Nous ne créons rien, nous n’inventons rien, nous nous imposons dans presque rien ; nos entrepreneurs sont très largement des commerçants, des rentiers ou des héritiers, qui n’innovent pas plus qu’ils n’investissent. Et ceux qui peuvent porter haut la voix du Maroc dans le monde sont ignorés, à l’exception de la manne financière qu’ils représentent !
Il est possible que le Maroc ait compris que ces deux leviers, les Marocains du monde et une efficience institutionnelle, pourraient représenter une réponse ou une réaction possible aux tumultes à venir. Mais si on voit bien cet ordre mondial changer et ses menaces se rapprocher, on ne distingue pas encore tout à fait une quelconque action sur le fonctionnement de nos institutions et sur la gestion de notre communauté à l’étranger.
Cela signifie que nous perdons, encore, du temps.
عيد مبارك سعيد
Aziz Boucetta