(Billet 1156) – Le parrain et le gourou

Aujourd’hui, nous avons une meilleure perspective des évènements de la semaine dernière. La semaine dernière, donc, en effet, s’est produit une sorte de remake de 2016 entre deux hommes, deux caractères, deux cultures, deux systèmes. Le PJD et Abdelilah Benkirane ont lancé leur marche forc(en)ée sur septembre 2026 depuis Bouznika et, de Dakhla, le RNI et Aziz Akhannouch ont fait pareil. Le pays sera-t-il coincé entre ces deux projets, l’un et l’autre néfastes pour la bonne tenue de la démocratie, dans le sens du respect de l’autre ?
Le dernier week-end d’avril, le PJD tient son congrès et maintient son secrétaire général Abdelilah Benkirane à l’issue d’un vote incontestablement démocratique. Mais clanique. En milieu de semaine, le syndicat du PJD regroupe ses militants (casablancais) devant un Benkirane chauffé à blanc qui tire dans tous les sens, défend son parti, la Palestine, lui-même, éructant et insultant à tout va. Ssi Benkirane est de retour, il veut que cela se sache et désormais on le sait : il compte bien faire peser le PJD dans la future équation électorale.
Le premier week-end de mai, le RNI se déploie à Dakhla, sortant le grand jeu. Un chapiteau immense avec une foule immense, comportant même des membres du parti. Les ministres bleus sont venus, ils sont tous là, en leurs grades et qualités gouvernementales, et les anciens ministres aussi. Les uns et les autres, plus une poignée de députés et quelques élus divers, se sont succédés au pupitre, et ce fut une extraordinaire litanie de réalisations ponctuées d’une forte dose d’autosatisfaction. Cela tombe bien, le thème retenu pour ces gigantesques agapes est « Massar al Injazate » (parcours des réalisations). Le RNI y est et compte bien y demeurer.
RNI et PJD sont pareils, dans le sens où ils se shootent à la vanité et sont en overdose d’eux-mêmes. Leurs amis sont, forcément, les meilleurs de ce pays et leurs ennemis sont, nécessairement, la lie de notre société. Ils ne se reconnaissent qu’en eux et rejettent les autres, tous les autres.
Sachant que les deux partis ne se parlent pas et qu’ils se haïssent (même pas) cordialement, la tenue des deux réunions ne peut être qu’une coïncidence de calendrier. Les deux partis ont déployé de grands moyens financiers : le RNI est riche et n’a pas de problème à sortir l’argent, et le PJD, privé selon les dires de ses patrons de financement public pour son événement, a pu néanmoins mobiliser assez d’argent pour réussir son congrès.
Le PJD agit sur le plan éthique et moral, appelant à un sursaut des populations face à ce qu’il considère être un gouvernement rapace, âpre au gain et exclusif. Pour sa part, le RNI se voit conquérant et agit en conquérant que rien ne l’arrêtera, pas même son allié l’Istiqlal, sur les terres duquel il est parti chasser…
Les deux partis politiques clament leur victimisation et proclament leur ferme intention de résister, de lutter. L’un agit comme un clan avec un parrain, l’autre se comporte en secte avec son gourou. Le Maroc, sa population, sa société, son économie, ses jeunesses, ses perspectives et espoirs sont enserrés entre le parrain et le gourou.
Mais à observer les choses de plus près, nous entrons dans une confrontation entre deux projets de société, le moral et le vénal, « l’éthique » et le pragmatique… entre deux légitimités, la légitimité spirituelle, celle de la religion (même si la constitution et la vox populi l’interdisent), et la légitimité matérielle, celle de l’argent. La première l’a emporté en 2011 et encore une fois, plus largement, en 2016, et la seconde a gagné, confortablement, en 2021. Dans l’intervalle, le Maroc aura perdu une quinzaine d’années pour la réelle mise en œuvre de sa constitution ; et, à quelques exceptions près mais toutefois importantes comme les retraites et la décompensation, sous Abdelilah Benkirane, seuls les projets initiés par le roi ou présentés devant lui ont trouvé leur voie vers un début de concrétisation.
Mais les deux partis restent hégémoniques et dominateurs, phagocytant les institutions nationales ou ayant œuvré à le faire. Quand le PJD gouvernait, le RNI dénonçait ce qu’il appelait l’Etat PJD, et lorsque les rapports de force ont changé, le RNI a travaillé à mettre en place l’Etat RNI. Nous y sommes, et c’est dangereux.
Reste le peuple, vous savez, les électeurs… On ne s’en souvient que de loin en loin, que de lustre en lustre, que d’une urne à l’autre. Or, ces cinq dernières années, au Maroc et dans le monde, furent celles de tous les dangers, sanitaires, militaires, monétaires ; les peuples sont chahutés, confinés, appauvris, sans perspectives et sans espoirs, énervés. Et des peuples énervés se caractérisent par leur propension à aller vers les extrêmes qui absorbent toutes les colères et rapprochent toutes les minorités, car des peuples énervés qui n’ont rien croient à tout. Le phénomène de bascule vers les extrême-droites en Occident et ailleurs est donc plus marqué, plus profond, et le retour de Trump participe de cette logique.
Au Maroc, nous n’avons pas les extrêmes, à droite ou à gauche, mais nous avons le parrain et le gourou face à 15 millions d’électeurs. C’est ce corps électoral qui devra faire la différence le moment venu, dans un peu plus d’un an. PJD et RNI totalisent à eux deux et laborieusement moins de 4 millions de voix, ce qui en laisse 11 millions, abstentionnistes compris. C’est ce même corps électoral qui devra choisir une autre légitimité que celle du matériel et du spirituel.
Et c’est d’autant plus important que nous vivons dans un monde où les anciens équilibres se sont effondré, où les alliances traditionnelles ont vécu, où la démocratie vacille partout. Tout change et tout est à prendre dans ce moment charnière et rarissime que vit l’humanité. Le Maroc, fort de sa stabilité, de sa position géographique, fort de son unité (malgré les escarmouches et les énervements), fort de la vision royale (largement établie), fort du capital sympathie qu’il a su constituer dans le monde… ce Maroc-là n’a plus de temps à perdre car la phase 2025-2030 sera cruciale.
Serons-nous à même de saisir cette opportunité de sortir, enfin, de cette éternelle « transition démocratique » et de cette étrange et malsaine confrontation entre le parrain et le gourou ? Notre électorat saura-t-il avoir le très nécessaire sursaut pour chasser les mauvais et placer les bons (ou même les moins mauvais) ? Notre société civile sera-t-elle capable de mobiliser les gens pour aller voter, et bien voter ? Serons-nous en capacité d’éviter l’Etat RNI ou l’Etat PJD pour construire et servir un Etat tout court ? La Koutla, mais une Koutla techno-politique, montrera-t-elle des capacités à renaître, à mobiliser et à s’élargir ?
Des réponses à ces questions dépendra l’avenir de notre pays sur plusieurs décennies… Il reste un an pour apporter les bonnes réponses.
Aziz Boucetta