(Billet 1155) – Le gouvernement chante ses prouesses, mais la société déchante et stresse

(Billet 1155) – Le gouvernement chante ses prouesses, mais la société déchante et stresse

Deux documents à lire et à relire, à méditer pour bien se projeter. Deux documents, complémentaires, une enquête du HCP et l’analyse de cette étude, pour bien et mieux comprendre les enjeux et l’état psychologique de la société marocaine. En un mot comme en cent, et malgré le clapotis rassurant de l’actualité, le Maroc va mal et les Marocains ne se sentent pas en confiance ! Si, sur le plan géopolitique et international, nous jouons avec les Grands, en interne, nous sommes et demeurons petits. Et c’est préoccupant.

Le premier document est cette enquête de conjoncture menée par le Haut-commissariat au Plan auprès des ménages marocains pour le premier quart de l’année en cours. Les chiffres et résultats révélés, même abscons pour les non-initiés, tendent tous vers une seule conclusion : le moral est en berne et la confiance est en deuil. Le mot est sans doute fort, mais il est difficile d’en trouver un autre au vu des chiffres publiés, des chiffres qui cognent. Qu’on en juge.

L’indice de confiance des ménages est en-deçà de la barre symbolique des 50%, moitié moins qu’en 2018 et environ 20% de moins qu’à fin 2021, à l’installation de l’actuel gouvernement. Comment se compose cet indice ? De la réponse à cette question apparaîtra l’étendue du marasme économique du pays et du malaise social qui en découle. Ainsi, 81% des sondés ont constaté une dégradation de leur niveau de vie en un an, et 53% s’attendent à ce que le tendance se poursuive ; 80,6% des ménages s’attendent à une hausse du chômage au cours des 12 prochains mois, et la même proportion de ménages considèrent que le moment n’est pas opportun pour effectuer des achats de biens durables ; et, enfin, seulement 56% des ménages estiment que leurs revenus couvrent leurs dépenses, ce qui signifie que la moitié seulement des ménages marocains couvrent leurs besoins…

De quoi cela est-il le nom ? Et là, la réponse est apportée, crument, dans le second document, un entretien avec l’économiste Adnane Benchakroun, vice-président de l’Alliance des économistes istiqlaliens et ancien du HCP où il a fait le plus clair de sa carrière. Et ce qu’il dit, lui qui sait ce que signifient les chiffres du HCP, décoiffe,  effraie, et révolte ! Voilà sa conclusion : « Le HCP nous donne ici un tableau clinique d’une société qui tient debout, mais à bout de souffle. Le niveau de vie est perçu comme dégradé par plus de 80 % des ménages. L’épargne a disparu. L’endettement explose. La consommation est suspendue. L’emploi est redouté. Et pourtant, il n’y a pas d’effondrement spectaculaire. Il y a une forme de résignation collective ». Ce n’est jamais bon pour un pays d’avoir une société en état de « résignation collective », car on ne sait jamais sur quoi cela peut déboucher et en quoi la « résignation » se transforme. Cela commence par une émigration continue, une fuite des cerveaux, un départ des talents, un effondrement de l’énergie collective sans laquelle rien n’est possible, une « banalisation du découragement », assène sans pitié M. Benchakroun, qui multiplie les punchlines, les phrases-chocs qui forment l’image et décrivent la situation.

« La société marocaine entre dans un mode de gestion strictement défensif, où la dépense est perçue comme un danger potentiel, voire un luxe irresponsable »… « sentiment d’appauvrissement alimentaire »… « quand 81,6 % des Marocains pensent que cela va continuer, cela veut dire qu’ils n’espèrent même plus un répit. On entre alors dans une spirale très dangereuse : les ménages se préparent à subir, et non plus à agir. Et ce sentiment est d’autant plus inquiétant qu’il se transmet. Les enfants entendent leurs parents parler de hausse, de sacrifices. Cela génère une mémoire collective de privation, un rapport traumatique à l’alimentation, qui peut laisser des traces sur plusieurs générations »… « cela ne relève plus de la conjoncture, mais d’un décrochage structurel »… « une classe moyenne affaiblie, c’est un pays en état de fragilité latente »… « perte de confiance dans la capacité du système à créer de l’emploi stable, digne et accessible »… « nous avons créé une économie à deux vitesses. Une première, institutionnelle, qui affiche des chiffres d’embauche, de création d’entreprise, de formation… Et une seconde, réelle, où l’emploi est incertain, précaire, mal payé, ou réservé à une minorité connectée aux bons réseaux »,… « ce décalage entre les politiques publiques et la perception sociale crée une atmosphère pesante. Ce n’est pas une crise aiguë. C’est une fatigue collective, une lassitude sociale »,… «  certains (jeunes) partent, d’autres se replient, beaucoup observent. Et ce repli est un danger immense, car une société sans jeunesse engagée est une société sans avenir »,…

Que signifie tout cela ? Tout le monde le pense et le dit… à une déconnexion entre les chiffres annoncés, les performances bruyamment vantées, les plans mirifiques, et la dure et crue réalité du quotidien. Tous les organes de contrôle et de bonne gouvernance le disent aussi : les choses vont mal, la corruption galope, le conflit d’intérêt prospère, l’économie de l’attente pour les uns et de la rente pour les autres, les plus chanceux. Le climat général est lourd et oppressant comme un remords.

On peut certes opposer que cela est dû à une mauvaise reprise suite à la crise Covid puis la guerre en Europe, et ce serait vrai d’objecter cela. Mais il faut le dire, le reconnaître, l’expliquer, parler à la population, sonner une mobilisation économique générale, qui va de la base au sommet. Le manque de confiance ne vient pas toujours des mauvais chiffres mais surtout d’une mauvaise appréciation de ces chiffres, une mauvaise communication autour de ces chiffres, et une faible réaction face à leurs conséquences. Par exemple, le NMD… il est laissé en jachère depuis qu’il a été présenté au roi, en mai 2021. Le Pacte qui devait être signé ne l’a jamais été et son esprit est resté lettre morte.

Dans l’intervalle, à quoi assistons-nous ? L’informel explose, l’investissement se tasse, et le départ, ou plutôt la fuite des jeunes se poursuit comme jamais. Tout le monde veut s’en aller et ceux qui ont l’opportunité d’aller étudier à l’étranger réfléchissent à deux fois avant de penser à rentrer au pays. Et au final, tout le monde s'inquiète du présent et appréhende l’avenir : les jeunes n’ont pas d’avenir ni de perspectives, les adultes de la classe moyenne se voient déclassés et les seniors craignent pour leur retraite et leur santé.

Conclusion d’Adnane Benchakroun, dans laquelle beaucoup se reconnaîtront : « La population ne conteste pas forcément mais doute profondément ». Et quand une société se met à douter, c’est l’avenir que le gouvernement doit redouter car malgré ce qu’on dit et ce qu’on assène, on ne développe pas un pays avec une société en plein spleen.

Après cela, on peut toujours écouter les satisfécits bleus qui nous sont arrivés de Dakhla ce weekend…

Aziz Boucetta



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