(Billet 1136) – Reconnaissance faciale, le nécessaire débat

(Billet 1136) – Reconnaissance faciale, le nécessaire débat

Bien qu’elle soit en plein changement et qu’elle soit aujourd’hui en voie d’inversion, la logique de transmission des savoirs et des idées continue de venir de l’Occident vers le reste du monde, essentiellement le Sud. Ainsi du respect de la vie privée, des données personnelles, des technologies de vidéosurveillance… et des idées de libertés qui les sous-tendent. Aujourd’hui, au Maroc, on évoque la reconnaissance faciale…

Pourquoi en parle-t-on ? Parce que les villes de Rabat et d’Agadir sont en voie de se doter d’équipements ultramodernes de (entre autres prouesses technos) reconnaissance faciale et de lecture de plaques d’immatriculation. Et aussi parce que cela pose des questions d’éthique qui ne semblent pas suffisamment débattues au sein d’une société civile aussi dynamique que l’est la société civile marocaine. L’information est tombée, a été partagée, et puis c’est à peu près tout, comme si une survivance des anciennes peurs de s’atteler à des sujets sécuritaires réapparaissait subitement pour cette question.

Et pourtant le débat est ouvert. Tellement que la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP pour faire simple) l’appelle de ses vœux ! En effet, la Commission nationale a publié ce 21 mars un communiqué assez extraordinaire, il faut le dire, par sa nature d’appel à réflexion et sa pédagogie ; la CNDP y explique que ce genre de procédés techniques (vidéosurveillance, reconnaissance faciale,…) relève « des dispositions constitutionnelles et juridiques en vigueur dans les pays concernés » – sachant qu’il n’existe pas de  normes internationales communes pour l’usage de ce type de technologie –, mais aussi des « traits culturels et sociologiques des populations concernées ».

La CNDP, pour rappel, avait déclaré en 2019 un moratoire de sept mois, et « durant cette période, aucune autorisation ne sera délivrée concernant l’utilisation de cette technologie » de reconnaissance faciale, assurait-elle alors. Aujourd’hui, six ans après, l’actualité nationale et internationale a changé, la géopolitique aussi, et le Maroc reçoit en 2025 la CAN. On peut comprendre que la CNDP veuille accélérer la cadence aujourd’hui, surtout que la décision d’installation de la vidéosurveillance semble avoir déjà été prise"

Chaque pays devra donc, s’il décide de se doter de ces systèmes de reconnaissance faciale, penser, débattre, élaborer et mettre en place sa propre réglementation, car l’enjeu est de savoir qui recueille les données personnelles, comment et où les conserve-t-il, et pour combien de temps. L’affaire relève donc des droits humains, cette nouvelle génération de droits sur laquelle il y a encore débat, le droit à la protection de ses données et de la vie privées sur internet.

La CNDP affirme en creux qu’il faudra bien trouver une réglementation car, dit-elle, « les frontières entre ce qui est nécessaire, ce qui est acceptable et ce qui est possible, sont par nature appelées à une évaluation et une appréciation permanentes », ce qui signifie qu’il faut certes  déterminer ce qui est acceptable et désigner ce qui est impossible mais aussi définir le nécessaire, car cette technologie post-moderne est nécessaire.

Pour ceux qui, attachés aux droits et à la logique de la 1ère génération, contesteraient le principe de surveillance numérique, il conviendra de leur rappeler qu’à chaque temps ses contraintes et ses modes et éléments de réflexion. Nous sommes dans une société où les caméras sont partout, visibles ou non, où toutes nos données (bancaires, de voyage, recherches internet, achats en ligne, photos et vidéos,…) sont stockées quelque part, où notre vie est soigneusement étalée, par catégories et par morceaux peut-être, mais étalée quand même dans les limbes du net. Et nous le savons.

Pourquoi s’offusquer de l’installation d’un système dont les concepteurs et décideurs auront au moins eu l’élégance de l’annoncer, et d’autres appeler à un débat ? Dans bien des pays d’Europe ou d’ailleurs, les populations n’ont pas eu cette opportunité d’être informées de l’installation de ces technologies novatrices. Et dans tous les pays du monde, la notion de vie privée a changé, évolué.

Nous vivons dans un monde où tout a muté, et où internet a révolutionné la notion même d’être. Plus rapide, plus ubique, plus informé, trop informé, plus connecté, ultraconnecté… les réglementations changent aussi, évoluent, ou se trouvent dépassées. Et dans ce monde, nous avons toujours les survivances des anciennes luttes pour les libertés, et les Etats sont toujours considérés comme liberticides, enclins à avoir toutes les informations, sur tout et sur tous. C’est toujours vrai mais avec les menaces changeantes, les Etats doivent être plus forts, mieux informés, capables de réactivité importantes, plus prédictives que réactives. Et les différentes formes d’IA, comme la reconnaissance faciale, aidant à cela.

La question de confiance se posera alors, et celle des tiers de confiance aussi. Rien de mieux donc que cette réflexion demandée par la CNDP, et un débat faisant intervenir tous les acteurs et opérateurs concernés aussi. Et là encore, l’absence des partis politiques est criante. Peu importe, pourrait-on dire, l’affaire concerne la société et ses structures associatives et professionnelles et les services de l’Etat en charge de mettre en marche cette nouvelle technologie de vidéosurveillance.

Et s’il est important, pour cela, de renoncer à ses anciens réflexes de manque de confiance dans l’Etat, sa police, sa justice, ses institutions, il est néanmoins important de veiller à entourer ces nouvelles technologies de toutes les garanties techniques et légales, à mettre en place avec l’assentiment de tous et l’implication de tous, avec des structures de contrôle efficientes et crédibles.

Il est également très important d’installer ces nouvelles technologies après avoir amendé le Code pénal et revu l’application des peines privatives de liberté ; puisqu’il sera plus facile d’appréhender les éventuels contrevenants ou délinquants dans la rue, que les peines alternatives soient alors plus modérées ou aménageables, car si la police peut interpeler quelqu’un dans la rue avec plus de facilité et que le Code pénal ne change pas, le Maroc se retrouvera rapidement avec une population carcérale de quelques centaines de milliers de personnes.

La technologie de la reconnaissance faciale est précurseuse du monde de demain, le Maroc pourra et devra même y avoir recours, mais à la condition que les modes de fonctionnement juridiques, judiciaires et politiques changent. Sinon, on prendra le risque de retomber dans les travers d’hier, ce qui ne semble pas être l’objectif…

Aziz Boucetta

 



Articles Similaires



Les plus populaires de la semaine


Vidéos de la semaine




Newsletters