(Billet 1180) - Grande Toto... Grande affluence... Grande intolérance

Il semblerait que certaines franges de la société regardent avec irritation les centaines de milliers de jeunes et moins jeunes qui se sont rués vers la scène de l’OLM Souissi le week-end dernier, quand se produisait el Grande Toto, dans le cadre du festival Mawazine ; une affluence qui les inquiète quant au devenir de notre culture immuable et de notre grandeur éternelle. La foule dépassait en nombre les adhérents de presque tous les partis du pays réunis et égalait la multitude dans les mosquées au plus fort de la spiritualité durant ramadan. Cela énerve beaucoup de gens…
… des gens qui n’ont pas compris que les jeunes ont leurs goûts et leurs codes que les moins jeunes ne comprennent ni n’admettent. Il est vrai qu’el Grande Toto, avec sa dentition alu, ses tatouages, ses cheveux aussi hirsutes que mauves, ses paroles emportées, n’emballe pas les seniors (et il ne cherche pas à leur plaire). Des seniors qui pourraient écouter autre chose et des seniors, aussi, à la mémoire courte… oublient-ils donc qu’en leur temps, leurs propres parents considéraient avec méfiance les tenues vestimentaires et les chevelures denses des artistes d’el Ghiwane ou de Jil Jilala ? Des mises personnelles des Led Zeppelin ou de Jim Morrison ? Des danses disco endiablées de Cloclo ou de Johnny Hallyday ?
En ces temps-là, les adultes prisaient Abdelhalim Hafid et ses costumes bien coupés, d’Oum Kaltoum et sa tenue parfaite, de Jacques Brel, toujours bien habillé (même suant en abondance), de Charles Trenet, ses vêtements, son chapeau et son sourire engageant… Et ces mêmes adultes s’affligeaient au spectacle des nouvelles stars de la chanson et s’alarmaient des dérives de leurs progénitures qui, aujourd’hui, n’ont pas de mots assez durs pour el Grande Toto ou Dizzy Dros ou d’autres, appréciées par leurs descendances.
Cela porte un nom, l’évolution des goûts et des mœurs, et la relève des générations. Chaque révolution, ou même juste évolution, technologique, apporte avec elle son lot de changements sociétaux. La vague soixante-huitarde est née suite à l’invention du phonographe et de la liberté accrue des filles ; la mondialisation a amplifié et globalisé la culture des mangas et de la K-culture ; le rap et le hip-hop sont nés des effets de la fin des Trente Glorieuses et de la misère multipliée ; il est normal et tout à fait naturel que l’apparition d’internet amplifie ces phénomènes, libère les esprits et la parole, popularise et étende les modes d’expression contestataire. Dans un monde qui change et se mondialise, se confond et s’entremêle, les jeunes ont plus de moyens de crier leur colère ou de simplement exprimer leur envie de vivre, et ils le font. Ce qui donne ces chanteurs d’une autre espèce, ici ou ailleurs ; ici, cela donne Dizzy Dros ou el Grande Toto, entre autres.
Mais chez nous, au Maroc, tout se résume en quelques mots : tradition, coutume, hchouma, haram. Partout, en toute chose, l’altérité n’existe pas, la différence est toujours suspecte de menacer un ordre établi, et la nouveauté est proscrite. Cela vaut pour le monde politique monolithique et aussi pour la société hiératique. L’inconvénient d’une vieille nation comme le Maroc est le refus du changement, une solide méfiance à l’égard du nouveau.
Et pourtant… Quand un artiste attire 300.000 fans qui se déhanchent, crient, allument leurs torches, chantent en chœur, cela ne doit pas consterner ou énerver, mais questionner. Ces jeunes sont étudiants, ingénieurs, employés de bureau, médecins, NEETs ou autres… leurs voix comptent, leurs occupations rassurent, leurs préoccupations pullulent. Un Etat qui se respecte doit les écouter, une société qui évolue doit en tenir compte, les politiques qui se cherchent doivent aller les trouver, les comprendre et leur parler.
L’Etat agit bien, en laissant faire, en libérant les énergies, en se montrant tolérant. Mais il peut mieux faire. Depuis plusieurs années, nombre de rappeurs défraient la chronique et engrangent des millions de vues en quelques jours ; ils expriment leurs frustrations, ils interpellent, ils dénoncent. Ils véhiculent tous le même discours, seules les intonations et le vocabulaire change. Cela s’appelle la culture alternative, en opposition à la culture dominante. Si l’Etat agit bien, il doit aussi et en premier être en cohérence avec lui-même et s’interdire de poursuivre, de juger, de condamner, d’incarcérer des chanteurs qui ne font que chanter le mal-être d’une société. Qu’il essaie de brider ces voies et il se trouvera face à un mouvement augmenté, amplifié, irrésistible ; qu’il laisse faire, qu’il œuvre à comprendre et, plus encore à entendre, les messages, et la relève générationnelle se passera bien. Autrement, il cherche les problèmes…
Quelle différence alors entre el Grande Toto et les autres chanteurs, qui ont été poursuivis, jugés, condamnés, embastillés (et pour une partie, heureusement, graciés ou aux peines atténuées) ? Sommes-nous dans un peu rassurant voire sinistre remake de la farce puritaine de 2003 quand société, justice et même Etat avaient jugé ceux qu’on avait appelé les Satanistes (bien heureusement graciés après par le roi) ? S’il faut qu’on comprenne la jeunesse et ses codes, alors c’est toute la jeunesse et tous ses codes, sauf quand il y a insulte et diffamation. La société juge les jeunes, et les accable à travers Grande Toto, ou Stalin, ou Gnawi (et même les Gnaoua) ou d’autres, et la même société juge également les jeunes, et les condamne à travers la justice.
Cela est fait au nom de la transmission des (bonnes) valeurs, mais c’est de l’intolérance. Cela est commis en vertu du respect de nos (ancestrales) traditions, mais c’est du musellement. Cela est conduit pour protéger la nation, mais cela la met en danger. Quel danger ? Au pire, créer une jeunesse survoltée et donc révoltée, et au mieux, accélérer le grand départ de nos jeunes. Or, la stabilité, tant chantée sur nos terres, n’est pas seulement une stabilité politique, mais aussi sociale ; les deux sont liées, consubstantielles l’une de l’autre.
Notre société – comme l’a encore dit el Grande Toto sur 2M, eh oui, encore lui ! – a besoin de plus de tolérance ; on ajoutera que ceux qui se permettent de juger nos jeunes et leurs goûts ont besoin de bien plus d’intelligence. Et s’ils considèrent être dans leur bon droit, alors qu’ils observent : les jeunes vivent leur temps, sans considération aucune pour les offuscations de leurs aînés, sans égards pour les cris d’orfraie des puritains, et ils jugent tout autant les seniors en élaborant leur propre culture, en s’amarrant au monde, en créant leurs codes, en allant en masse danser avec el Grande Toto et en boycottant en masse les élections et tous les discours entre deux élections
Les seniors (ou une grande partie d’entre eux) considèrent nos jeunes « branchés », connectés, comme de jeunes écervelés exposés aux errances et dérives étrangères. Ces seniors sont dépassés et ils vivent dans leur passé. Les jeunes chantent le présent et se projettent dans l’avenir. Ecoutons-les, respectons-les !
Aziz Boucetta