(Billet 1223) - Big bang politique et institutionnel au Maroc (2)

Jusque-là, les élections marocaines étaient entre les mains d’un petit groupe de partis et d’une poignée de dirigeants qui avaient oligopolisé cet élément primordial de la démocratie. L’offre était restreinte, le langage convenu, les places comptées, et l’allégeance aux chefs requise. Ceux qui ne se reconnaissaient pas dans cette configuration étaient priés d’aller voir un ailleurs qui n’existe pas ; c’était ça ou rien. Les choses vont changer maintenant.
Il aura fallu des cris et des énervements, un moment de doute et de remise en question. La jeunesse crie son désarroi, le présent est bousculé et l’avenir est incertain. La classe politique, qui se pense solution, est criardement le problème et la jeunesse, par où est venue le problème, est clairement la solution. Le roi a vu, et il a compris, mettant en œuvre l’article 42 de la constitution qui dispose que le chef de l’Etat « veille au respect de la constitution, au bon fonctionnement des institutions constitutionnelles, à la protection du choix démocratique et droits et libertés des citoyennes et des citoyens ».
Quand, dans les économies libérales, un chef d’Etat s’exprime sur un sujet d’importance, les marchés réagissent et les cours virevoltent, et cela a été le cas à la Bourse de Casablanca, morose depuis un mois, mais ayant repris des couleurs en début de semaine depuis le conseil des ministres. Et quand le roi du Maroc s’est exprimé à travers le conseil des ministres sur la possibilité pour les jeunes de moins de 35 ans de se porter candidats aux législatives sans nécessairement avoir besoin de l’investiture d’un parti, la conséquence attendue est que le cours de l’investiture dévisse, mais que l’espérance redresse la tête.
Quelques réflexions sur cette question électorale d’importance.
1/ Les partis. Depuis 48 heures, Dieu seul sait ce qui se passe dans la tête des responsables des partis politiques marocains. En un après-midi dominical, ils se sont vu retirer le monopole des investitures et donc l’accaparement de l’élection et, en même temps, ils ont dû comprendre que l’usage illégal de l’argent sera durement sanctionné. Oh, on rétorquera bien que ces pratiques ont toujours été interdites, mais on sait qu’elles ont toujours existé et même prospéré ; il n’y a qu’à considérer les 10% des effectifs parlementaires aujourd’hui entre les mains de la justice – ou de l’administration pénitentiaire – pour s’en convaincre. Les chefs de partis n’ont donc pas officiellement réagi, mais en coulisses, ils sont déstabilisés, désarçonnés.
La différence pour ces élections de 2026 sera qu’en plus des personnes habituelles qui dénoncent l’achat des voix, ce seront des candidats jeunes, peut-être GenZ’isés, qui seront en face des candidats des partis. En cas de fraude, on peut leur faire confiance pour apporter les preuves et exercer une pression pour amener les partis à résipiscence et, à défaut, inciter les juges à juger.
2/ Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas des jeunes comme les autres. Ceux de la Génération Z s’inscrivent dans une rupture avec le passé, imputant la responsabilité des défaillances politiques (emploi, inégalités, santé,…) à leurs aînés. Mais, comme l’explique El Mostafa Rezrazi dans une étude publiée par le Policy Center for the New South, « cette difficulté à assumer l’incertitude du présent (…) permet une contestation symbolique de l’autorité, mais au prix d’une fragilisation des continuités historiques ». C’est ce qu’on appelle les pertes de repères.
Les codes sociaux de ces jeunes, leur comportements dans la cité, leur approche du pouvoir politique et leurs attentes pour demain placent les moins de 35 ans dans une logique que ne connaissent pas leurs aînés Boomers et X. Cela n’a l’air de rien, mais ouvrir les portes des institutions à des jeunes porteurs d’une pensée et d’une démarche nouvelles est tout simplement révolutionnaire. Nous avons vu, autour de nous, ce que peuvent apporter comme nouveautés et même comme « politiquement incorrect » des jeunes portés au pouvoir, face à une catégorie de politiciens portés sur le pouvoir.
3/ La loi électorale. Lors de ce conseil des ministres, le principe d’inconstitutionnalité a été abordé, pour d’autres sujets, mais à cet effet, quel sera l’avis de la Cour constitutionnelle, si un parti politique ou un individu conteste le fait de différencier électoralement la population en fonction de l’âge ? On peut objecter que cette différenciation existe déjà pour la liste des femmes ou, plus haut dans le temps, celle des jeunes, mais la question demeurera ouverte.
Pourquoi, donc, ne pas penser à ouvrir la possibilité de candidater sans parti politique à toutes et tous car, être jeune, on le sait, n’est pas seulement une question d’âge…
4/ La participation. Il est plus que crucial que l’adhésion des jeunes et des moins jeunes soit forte pour le scrutin à venir. Le Maroc politique, social et numérique doit jouer son rôle de mobilisation, et les médias publics, télévisions essentiellement, doivent remplir leur fonction par la pertinence, le parler-vrai, la spécificité des formats de débats retenus et la promotion de la pluralité intellectuelle et idéologique. En effet, si le débat n’a pas lieu sur les plateaux télés, il migrera vers les réseaux, avec leurs dérives. Et c’est de la sincérité des échanges télévisés que se fera (normalement et idéalement) l’adhésion populaire et, qui sait, l’émergence de visages nouveaux.
5/ Au lendemain de l’annonce des résultats… Il ne fait normalement aucun doute que la prochaine Chambre des représentants accueillera des jeunes parmi ses membres, le tout étant de savoir de quelle force numérique ils disposeront. Deux cas de figure se présenteront : des candidats indépendants, « sans appartenance politique » comme on dit communément même si c’est inexact, ou des candidats appartenant à de petites formations qui auront la lucidité de piocher leurs candidats dans les rangs des jeunes.
Et dans ces deux cas, réunir une majorité sera une œuvre difficile car il y aura émiettement des forces politiques présentes à la Chambre. Le Maroc pourra donc se retrouver avec des « grands » partis affaiblis, ou avec des « petits » partis agrandis, ou tout simplement une communauté de jeunes élus au parlement, ne répondant qu’à eux-mêmes et à leur électorat.
Le dimanche 19 octobre s’est donc tenu un conseil des ministres qu’on peut qualifier d’historique, sans galvauder le mot. Là où on attendait une "réponse" royale ad hoc, il y a eu une approche strictement institutionnelle, fondée sur la loi, avec des propositions que personne n'attendait et que les politiques devront mettre en place... Un big bang politique où les partis sont brutalement et spectaculairement confrontés à leur réalité, où les jeunes sont royalement appelés à s’impliquer et s’autogérer, où les jeunes GenZ peuvent voir une ouverture institutionnelle à leurs justes revendications.
La balle est désormais dans le camp d’Abdelouafi Laftit, maître d’œuvre et de la manœuvre, de MM. Talbi Alami, Bensaïd, Baraka, Benabdallah, Ouzzine, el Azami el Idrissi, désormais maître d’ouvrages, et des jeunes, maîtres de leur destin. Et du nôtre aussi.
Aziz Boucetta