(Billet 1231) – Le périlleux coup de sang du ministre de l’Intérieur contre la corruption
Mais quelle mouche a donc piqué le ministre de l’Intérieur Abdelouafi Laftit quand il a colériquement déclaré voici quelques jours au parlement que ses services traqueront les élus communaux indélicats, et que ces mêmes indélicats rendront gorge et rendront l’argent aussi, de gré ou de force ! Un ministre de l’Intérieur, il est vrai, c’est en général du muscle… oui, mais c’est aussi de la finesse et de la retenue… sauf s’il est convaincu que ses services ne s’arrêteront pas en milieu (voire même en début) de chemin.
Qu’a dit le ministre de l’Intérieur et où a-t-il fait son « annonce » ? Il s’exprimait devant la commission de l’intérieur à la Chambre des représentants où il se trouvait, en principe pour défendre son budget sectoriel. Au lieu de cela, il a tancé et menacé les élus auxquels serait venue l’idée de s’approprier des biens publics, et qu’ils rendront soit de leur plein gré soit sous la contrainte ! Le ministre a bien pris soin de préciser que ce type d’élus constituait une infime minorité, mais à ce niveau de l’histoire, cette précision relevait plus de la volonté d’équilibre sémantique que d’autre chose. Ce qu’on retient est le ministre de l’Intérieur traquant le fassad, concept plus large que la simple corruption. Il n’y a aucune raison de ne pas le croire, puisque de toutes les manières, les faits seront là à l’avenir pour illustrer, ou démentir, son propos.
Abdelouafi Laftit prend depuis plusieurs années du galon et de la puissance, et il en a encore plus depuis ce mois d’août dernier quand, après le discours royal du Trône, il avait rassemblé walis et sécuritaires, édiles et parlementaires, pour diligenter l’élaboration du code général électoral (avec délai à fin décembre). Dans la foulée, il avait pris sur lui de lancer une véritable petite révolution territoriale et là aussi, gouverneurs, élus et société civile ont été mobilisés pour concevoir, élaborer, mettre au point puis en œuvre de larges et vastes politiques de développement territorial, pour les territoires et par les territoires. M. Laftit est devenu un mini gouvernement à lui tout seul, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, eu égard au délitement annoncé du cabinet Akhannouch.
Le ministre de l’Intérieur est poussé par un vent fort en poupe et personne ne doute de sa bonne volonté ni de la forte probabilité de voir son navire bien voguer et arriver à bon port, ou au moins en prendre la juste voie. Cela l’a-t-il conduit à renouer avec d’anciennes habitudes de son ministère, à savoir mettre la main au collet des élus locaux ou régionaux indélicats ? Sans doute a-t-il, dans sa (re)prise en main du dossier du développement territorial, pris connaissance de certaines réalités, de faits avérés d’accaparement de biens publics…
Cela ne l’autorise pas à invectiver comme il l’a fait toute une population de parlementaires, sauf à disposer de listes, de noms, de faits et de méfaits. Il doit bien en exister car beaucoup de choses circulent sur beaucoup de gens, depuis longtemps mais essentiellement dans la majorité actuelle, et tout ce qui se dit ne peut être entièrement faux. Le ministre de l’Intérieur ignore-t-il ce que bien de gens savent, devinent ou pressentent ? En s’exprimant ainsi devant des élus en principe chargés de contrôler son action, Abdelouafi Laftit inverse les rôles, mais alors, les parlementaires ne seraient-ils pas, à leur tour, en droit d’interroger le ministre de l’Intérieur sur les contrôles qu’il exerce lui-même sur ses propres collaborateurs, en charge des territoires et bien évidemment informés de tout ce qui s’y produit ?... Autrement dit, un élu indélicat implique forcément une autorité territoriale qui, au mieux, n’a pas fait son travail et, au pire, est impliquée.
Mais prenons les choses au positif, et gageons que Ssi Laftit, en disant ce qu’il a dit, après avoir certainement préparé le « message » qu’il avait à annoncer, savait parfaitement ce qu’il faisait et où il veut aller. Ses propos devraient avoir une suite, vont avoir une suite. C’est le ministre de l’Intérieur qui s’exprime tout de même, devant un aréopage d’élus et de responsables politiques ! L’exécutif « menaçant » le législatif avec le judiciaire. C’est tout aussi légal dans la forme que lourd, très lourd, dans le fond.
Sauf que M. Laftit n’a peut-être pas tout prévu ; il ne pensait pas que son annonce allait tellement être crue qu’elle allait ouvrir une sorte de boîte de Pandore qu’on devine, qu’on condamne mais que, pour d’explicables raisons, on tait. Ssi Abdelouafi n’a peut-être pas pris la véritable mesure du dynamisme de la société civile, qui voit tout, sait presque tout, et parfois révèle, dit, dénonce, lance des coups de semonce.
Ainsi, à titre d’exemple, le lendemain de cette déclaration du ministre de l’Intérieur, Samir Chaouki, journaliste et président du think tank Omega, s’est adressé sur les réseaux sociaux à M. Laftit et a attiré son attention sur « un bien ayant appartenu à la commune de Casablanca avant qu’il ne se transforme en centre commercial géant relevant d’un ancien président de région ». Là, nous sommes dans un cas de figure qui place M. Laftit face à ses responsabilités : répondre à M. Chaouki, lui disant qu’il se trompe, ou agir avec force et vigueur, comme il l’a annoncé aux parlementaires. Un autre cas d’expropriation à Casablanca, sur le boulevard Zerktouni, a aussi fait couler beaucoup d’encre. Une explication, voire une action, seraient bienvenus.
Ce qu’a dit M. Laftit est incontestablement utile et même salvateur ; la corruption, le fassad, érodent les institutions de l’intérieur. Une cohorte de députés sont en jugement ou déjà en prison, et une légion d’édiles sont dans la même situation. Or, les responsables ne sont pas seulement ces élus, mais aussi ceux qui en sont les complices (le ministre l’a mentionné), l’administration territoriale qui est supposée accompagner et contrôler leur action, et les partis politiques qui les ont investi et qui les couvrent.
Au vu du ton et des mots employés par le ministre de l’Intérieur, l’espoir peut revenir de voir les choses s’améliorer, peut-être même s’arranger. Mais M. Laftit a placé la barre trop haut ; on ne peut que lui souhaiter bon courage, pour éviter une déception qui serait encore plus nocive et plus dangereuse que les actes dénoncés par lui.
Aziz Boucetta