(Billet 1153) – Tirs groupés contre la procédure pénale… Ouahbi ‘ma rdach’ et se lâche

On peut dire que les institutions nationales marocaines fonctionnent bien, le gouvernement (avec sa chambre des représentants, des conseillers, et d’enregistrement) formant l’exception qui confirme cette règle. Quand l’exécutif décide une chose indue, publie des résultats triturés ou s’engage sur une voie douteuse, tous les sigles s’y mettent et tirent la sonnette d’alarme, CESE, HCP, CC (Concurrence, ou Comptes), CNDH, BKaM, INPPLC. Ce fut le cas pour l’inflation, l’éducation, le conflit d’intérêt, les comptes publics et aujourd’hui, c’est le cas pour Code de procédure pénale. Me Abdellatif Ouahbi devra être plus convaincant pour passer son fameux et affligeant article 3.
Que dit cet article ? Il limite l’initiation des enquêtes sur la corruption ou la saisine/auto-saisine de la justice à certaines institutions publiques, privant ainsi la société civile et les citoyens de leur droit de dénoncer des actes de corruption ou de détournement de fonds publics. Pour Abdellatif Ouahbi, l’article 3 consacre l’entre-soi de la classe politique et de la gente administrative ; selon le ministre de la Justice, avocat dans sa vie antérieure et peut-être aussi postérieure, les affaires de famille doivent rester en famille. Famille politique, s’entend… Même pour les grands hommes, il n’est pas de petites vilénies.
Contacté par plusieurs observateurs des milieux médiatiques et politiques, Me Ouahbi s’insurge avec véhémence contre tous ceux qu’il considère comme délateurs, et qu’il voit en grande partie comme des maîtres-chanteurs qui consultent des rapports de la Cour des Comptes et exercent sur cette base des pressions et des menaces contre les élus supposés véreux. Parmi ses arguments, celui-ci : si tout le monde peut ester contre tout le monde, les partis ne trouveront plus de candidats aux élections et, s’ils le sont et qu’ils soient attaqués en justice, ils devront passer le plus clair de leur temps à se défendre en justice et non pas à gérer les affaires publiques. C’est beau comme un ours blanc sur la banquise, mais c’est regrettable de la part d’un ministre de la Justice, qui plus est juriste… Mais si le danger consiste à ne plus trouver de candidats, ce qui supposerait qu’ils ne sont pas très recommandables, on risque un danger plus grand en empêchant les citoyens de signaler des abus ou des indélicatesses, et c’est celui de ne plus trouver d’électeurs !
Et ainsi donc, les choses allaient, suivant leur cours tumultueux, mais sécurisé par la très confortable majorité silencieuse de députés mutiques. Après le conflit d’intérêt et l’enrichissement illicite que Me Ouahbi refuse de définir légalement et d’encadrer juridiquement, voici le moment venu de verrouiller l’impunité ! Aucune personne de la société civile, morale (association) soit-elle ou physique (citoyens), ne saurait saisir la justice pour dénoncer un élu supposé véreux ; fermez le ban et l’arrière-ban, circulez, y a rien à voir !
Pour justifier sa ténacité à refuser aux gens le droit d’aller en justice, Me Ouahbi assène ceci : « Je ne dis pas qu’il n’y a pas de corrompus au Maroc. Il y en a. Mais cela ne signifie pas que l’on va sacrifier notre démocratie ou notre droit à la participation politique ! ». Là aussi, c’est beau, mais c’est précisément en surprotégeant des élus qui ne le méritent pas que Me Ouahbi sacrifiera « notre démocratie » et même notre envie d’une quelconque participation politique…
Alors, qui a raison, le ministre de la Justice ou la vox populi qui s’insurge contre cet article 3 tel que présenté par le gouvernement ? Il semblerait que ce soit la vox populi, relayée par – excusez du peu – le CESE, l’INPPLC et le CNDH.
Que dit le CESE sur la question de la saisine de l’article 3 ? Il recommande de « veiller à l’effectivité du dispositif existant permettant aux personnes physiques et morales de déposer des dénonciations et des plaintes portant sur les infractions administratives et financières, auprès de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption, habilitée à enquêter, investiguer et, le cas échéant, à saisir le ministère public ». C’est clair.
Que dit l’INPPLC cet article 3 ? Il affirme que limiter la saisine de la justice contre les crimes portant sur l’argent public aux seuls procureur général sur la base d’un signalement de la Cour des comptes ou d’une demande des Inspections compétentes est « une entorse flagrante à l’esprit et aux buts de la constitution et un écart par rapport aux dispositions de la convention de l’ONU sur la lutte contre la corruption qui recommande d’élargir le concept de dénonciateur à toute personne pouvant rapporter de tels crimes, morale soit-elle ou physique, et dans le sens le plus large ». C’est encore plus clair.
Que dit le CNDH sur la même question ? Il recommande « que le ministère public conserve sa pleine capacité à engager des enquêtes en matière d’atteinte aux deniers publics, sans être tributaire d’un signalement préalable par une instance de contrôle (…), et que soit supprimée l’exigence d’une autorisation préalable du ministère de la Justice pour permettre aux associations d’agir en justice, en remplaçant la notion de reconnaissance d’utilité publique par un critère d’aptitude légale basé sur l’objet statutaire de l’association ». C’est définitivement clair.
Clairement vexé, piqué au vif, acculé dans les cordes, Me Ouahbi a réagi comme… Me Ouahbi. Il s’est rué à toute vapeur sur les trois organismes, cognant en affirmant que « les institutions constitutionnelles n’avaient pas le droit de s’ingérer dans les affaires de la législation, mais disposaient uniquement de la compétence de donner leur avis. Elles devraient respecter le champ de leurs prérogatives ». Cette réaction porte un nom : botter en touche et faire diversion, ou déployer une vision totalitaire et la novlangue qui va avec.
Il n’est en effet pas dans l’objectif ni même dans l’idée des trois institutions de contrôle et de bonne gouvernance de se substituer au parlement et au vote législatif. Il est seulement question de remplir leur rôle consultatif, par saisine ou auto-saisine, d’apporter leur contribution, de remettre les choses à leur endroit. Une institution peut se tromper, mais pas trois !
Me Abdellatif Ouahbi, et le gouvernement avec lui, sont libres de tenir compte, ou nom, de ces trois avis. S’ils le font, la logique constitutionnelle serait alors respectée ; s’ils refusent de prendre en considération les objections de ces trois institutions, alors ils devront répondre à cette question : A quoi servent les organes constitutionnels comme le CESE, le CNDH ou l’INPPLC, et pourquoi s’en encombrer ? La question est d’autant plus pertinente qu’avec le gouvernement Akhannouch, le HCP a été décrié, la banque centrale houspillée, le Conseil de la concurrence démantelé et reconstruit…
Il est temps, plus que temps, de se poser les bonnes questions sur la gouvernance institutionnelle de ce pays. Et d'attendre fébrilement les prochaines élections.
Aziz Boucetta