(Billet 1235) – Il flotte une atmosphère étrange dans le royaume du Maroc...
Le Maroc est un pays très particulier où le dit se mêle au non-dit mais où le non-dit prévaut. Les choses sont écrites, normées, cadrées, mais l’action est soumise à d’autres règles supplémentaires, puisant hardiment dans la tradition et la coutume. Et le pays avance ainsi, à sa manière, contournant les obstacles et évitant les cahots. Cela ralentit, mais c’est ainsi que cela fonctionne chez nous, au Maroc. Comme aujourd’hui. Comme aujourd’hui mais contrairement à hier, quand les jeunes acceptaient tout…
Comment donc un pays peut-il avoir « exporté » cinq ou six millions de ses ressortissants alors même qu’il n’y a ni cataclysme politique ni désastre naturel répertoriés ? Comment s’arrange un pays pour placer à la tête de sa Chambre des représentants quelqu’un venu d’un parti arrivé 6ème après avoir vu son score divisé par deux d’une élection à l’autre ? Comment un parti sans idéologie connue et bien définie réussit-il à se hisser à la tête du gouvernement ? Comment un pays peut-il aligner plus de filles que de garçons à l’école et à l’université et trouve plus tard avec bien plus d’hommes que de femmes sur le marché du travail ? Comment un gouvernement peut-il se maintenir avec tant d’odeur de soufre qui lui colle au dos ? Comment des entrepreneurs dans divers secteurs peuvent-ils ainsi naître, grandir, grossir, investir, voire même sévir sans que leur trajectoire ne soit véritablement tracée ou traçable, et que cela n’étonne personne ? Comment… comment…
Nous avons aujourd’hui au Maroc un gouvernement composé de trois partis que rien ne lie en dehors d’une nécessité de former un gouvernement et de disposer d’une majorité. Ce gouvernement s’est enrichi voici un an, à l’occasion d’un remaniement, d’une quatrième composante appartenant au monde économique, et les nouveaux ministres issus de cette entité se trouvent depuis quelques jours au cœur d’une tourmente politique, éthique, morale… et possiblement pénale (nous y reviendrons).
« Le Maroc est dans la situation, rare, d’un pays dont le comportement passe mieux que son discours », dit du royaume Dominique Bocquet qui connaît bien ce pays où il a travaillé et résidé au début du siècle. Et de fait, entre ce qui se fait et ce qui se dit, il existe un écart, un grand, un immense écart. En effet, les projets poussent comme des champignons, les chantiers se multiplient, le soft power du pays se renforce d’année en année… mais le hard power, non. Non pas en raison d’une quelconque déficience mais simplement parce qu’une partie non négligeable de nos forces vives et de notre intelligentsia sont à l’étranger, avec une partie non négligeable aussi des capitaux…
Et ainsi, d’année en année, de crise en manifestation, de changement de constitution en renouvellement d’institutions, le Maroc a avancé et avance toujours… mais plus il avance, et plus ses deux vitesses apparaissent au grand jour. Le constat en a été établi le plus solennellement du monde en juillet, par le chef de l’Etat en personne, qui a épinglé les disparités territoriales désormais inadmissibles. Deux mois plus tard, presque jour pour jour, la jeunesse du pays, la fameuse GenZ, est montée au créneau et sur ses grands chevaux aussi. Puis, après deux sorties royales en octobre (discours au parlement et Conseil des ministres), la machine administrative s’est mise en branle pour entreprendre ce qui doit l’être et corriger le reste.
Depuis, l’atmosphère est étrange dans ce pays… on sent diffusément que quelque chose se passe, sans trop savoir quoi ni pourquoi. Les plus optimistes disent que « cette fois est la bonne », les plus pessimistes pensent que « cette fois encore, nous allons être déçus ». Et pourtant… Avec toutes les crises récentes subies par le Maroc et les Marocain(e)s, il est en effet temps de changer son fusil d’épaule, et de s’inscrire dans une normalité que tout le monde appelle de ses vœux.
Quelle est cette normalité ? Que, justement, précisément, les choses se passent comme elles le devraient. Que les richesses ne soient plus accaparées par une caste de bienheureux, accentuant ainsi le Maroc à deux vitesses qui, au final, risque la perte de vitesse… que l’impôt soit plus équitable et moins « facile », exerçant comme aujourd’hui une forte tension sur les salariés et leur pouvoir d’achat… que les ripoux soient mis sous pression, sous bracelet électronique ou sous mandat de dépôt… que les politiques soient plus engagés et surtout plus audacieux… que le renouvellement politique soit effectif, avec le départ de ceux qui le doivent et l’arrivée de ceux qui le veulent, et le doivent aussi… que grands et petits respectent la loi et, dans le cas contraire, qu’ils soient égaux devant la loi et la justice…
En effet, le Maroc n’a plus droit à l’erreur. Aujourd’hui et surtout demain. Nous avons tellement vendu notre pays comme une ancienne civilisation et un nouveau émergent, comme un pays stable et une société tolérante, comme un Etat de droit et des institutions représentatives… que nous n’avons plus le choix que de faire honneur à image que nous renvoyons. Le monde nous attend dans bien des domaines, à commencer par le projet d’autonomie que nous soumettrons bientôt à l’ONU et qui devra être convaincant ; mais le monde nous attend aussi, et nous scrutera soigneusement, pour l’organisation de ce Mondial 2030 et son gros et très contraignant cahier des charges. Le monde nous attend également dans ce que nous présentons comme les grands projets nationaux, sur la protection sociale, sur les retraites, sur les nouveaux métiers…
Pendant ce temps-là, la GenZ continue, se cherche, peine à se trouver, mais elle est toujours là, bouillante, impatiente ; elle est le Maroc de demain et elle ne s’accommodera pas de cette atmosphère étrange. Elle est la génération de la communication immédiate, de la connaissance élargie, des ambitions multipliées, de la connexion au monde, du refus de la fatalité et du rejet de l’approximation. Une génération qui refuse déjà et continuera de refuser l’atmosphère étrange qui règne aujourd’hui dans le pays… une génération qui doit avoir le droit de penser et de constater que « cette fois est la bonne » !
Aziz Boucetta