(Billet 1236) – Adenauer, Schuman (et même Lénine), réveillez-vous, ils sont devenus fous !!
On sent comme une étrange et inexplicable forme de nostalgie de guerre en Europe généralement, en France tout particulièrement. Médias et politiques se mêlent et s’entremêlent pour distiller un discours martial à l’égard de la Russie, alimentant le rejet et parfois même la haine de tout ce qui est russe. L’heure est à la préparation psychologique des foules, et même le chef d’état-major des armées en France regrette que dans son pays, « on n’est pas prêt à perdre ses enfants ».
Qu’arrive-t-il donc à cette Europe, dont la longue histoire est émaillée de conflits et rythmée par des guerres qui ont gagné en férocité et en létalité au fil des siècles ? Les Croisades, la Guerre de Cent ans, la Guerre de Trente ans, les guerres napoléoniennes, les conquêtes coloniales et la colonisation, les deux guerres mondiales, toutes ces calamités étaient européennes, directement ou indirectement… Cela leur manque-t-il tant, à ces Européens dont le continent, pourtant, du mot de leur ancien responsable diplomatique Josep Borrell, serait un jardin que les habitants des jungles voisines convoitent ?
Vladimir Poutine n’est pas un ange, tout le monde en convient… mais il a fixé ses priorités et tracé ses lignes rouges, et ces lignes rouges sont, pour faire simple, de ne pas approcher ou menacer son « étranger proche ». L’OTAN, l’UE et l’Amérique de Biden ont transgressé cette limite, et Moscou a réagi, exactement comme il aurait fallu s’y attendre, comme M. Poutine l’a déjà annoncé. Mais la Russie a attaqué l’Ukraine et rien que l’Ukraine , qu’elle considère comme « le plus proche de son étranger proche ». Tout cela peut certes être discuté, mais telle est la règle non écrite du droit international et la pratique communément admise de la « communauté internationale ». Cette règle a été conceptualisée au 17ème siècle déjà par La Fontaine qui professait que « la raison du plus fort est toujours la meilleure », puis elle a été confirmée le siècle dernier par la réalité de Cuba et de sa proximité avec les Etats-Unis.
Sur les siècles passés, on peut se poser la question de l’expansionnisme russe, qui justifierait cette hantise actuelle du bloc occidental d’une agression de Moscou. La Russie de Pierre le Grand puis de Catherine II, au 18ème siècle, a effectivement mené des stratégies d’ouverture sur la mer Baltique et en Pologne, pour avoir un accès direct sur l’Atlantique, et aussi vers la mer Noire qui donne sur la Méditerranée et les mers chaudes. C’était à une époque où les empires élargissaient leurs territoires et où la Pologne avait été dépecée par les Russes, les Prussiens et les Autrichiens dirigés alors par les Habsbourg. Au 20ème siècle, Moscou a étendu son empire vers le Caucase et imprimé son contrôle sur les Balkans, au détriment des Ottomans ; c’était aussi l’époque des colonisations occidentales, une époque où les grands dominaient, voire envahissaient, les grandes contrées encore inoccupées et potentiellement riches.
Un tournant de l’Histoire a été enregistré au début des années 90 du siècle dernier, après l’effondrement de l’URSS et le début d’une normalisation prometteuse entre Occident et Moscou, entre l’Europe en formation et la Russie en transformation. Cette décennie a été ressentie par les Russes comme la période de leur humiliation par un Occident puissant et conquérant qui avait soutenu la politique eltsinienne des oligarques, lesquels avaient placé le pays en coupe réglée et ouvert ainsi la voie à un Vladimir Poutine nationaliste et désireux de restaurer sa grandeur à la Russie. Armée des expériences américaine et européenne dans les Balkans en 1999 puis en Irak et en Afghanistan au début des années 2000, la Russie s’était donné le droit d’intervenir en Géorgie, puis dans le Donbass et en Crimée.
Après le discours martial et prémonitoire de Vladimir Poutine en 2008, c’est l’invasion de l’Ukraine en 2022 qui a totalement changé la donne, créant une séparation stratégique majeure entre Occident et Russie. Les accords de Minsk devaient montrer la profonde duplicité des deux camps, le premier voulant gagner du temps, de l’aveu même de l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, et le second en profitant pour confirmer son emprise sur le Donbass et la Crimée.
La vingtaine de « paquets » de sanctions économiques et personnelles contre les Russes, l’entreprise clairement affichée de ruiner l’économie russe et la fourniture d’armements de plus en plus létaux aux Ukrainiens invités à intégrer l’UE et couverts par l’OTAN ont fini de séparer les deux parties. Tout cela allait tout de même dans la normalité convenue de l’antagonisme habituel entre puissances, jusqu’à cette montée en puissance et en verbe, souvent verbiage, des Européens.
Le Vieux Continent s’aperçoit finalement de son indigence militaire face à des Russes surarmés et prêts à la guerre, aussi convaincus de l’expansionnisme européen que les dirigeants du Vieux Continent sont persuadés de l’inverse. Les négociations ne se poursuivent que grâce à la présence de Donald Trump, dont le rejet de toute idée de conflit avec et/ou entre les puissants, dont la Russie, est bien connu.
Et voilà donc, aujourd’hui, que l’Europe se réveille avec une Allemagne qui affiche sa ferme intention au surarmement (100 à 150 milliards d’euros par an pour le budget militaire), que la Pologne, les pays Baltes et Scandinaves multiplient leurs dépenses d’armement, et que le chef des armées françaises semble regretter que son pays ne soit pas « prêt à perdre ses enfants » ! Sommes-nous dans une logique de juillet 1914 ou d’août 1939 ? Les bruits de botte deviennent assourdissants et préoccupants.
La différence avec le siècle passés et ceux d’avant est que les armements actuels ne sont plus seulement létaux mais exterminateurs, à grande échelle, et que les « enfants » de France et d’Europe sont également, mondialisation et mobilité obligent, ceux d’autres pays, d’autres nations qui, elles vivent en paix avec tout le monde. Les enfants de France et d’Europe, natifs ou arrivés plus tard, ont tout donné à leur continent d’origine ou d’accueil, ont contribué à sa richesse, ont poussé sa démographie, ont permis son enrichissement culturel (et pas son « grand remplacement ») ; ils ne devraient pas, et en aucun cas, y périr. Périr, pas pour une raison noble, mais seulement au nom de l’expansionnisme de l’Occident ou, surtout, de l’incurie de certains de ses dirigeants.
Adenauer, Schuman, et même Lénine, réveillez-vous, vos successeurs semblent avoir perdu leur entendement et tout sens de la mesure ! Avec eux, le monde a rarement été aussi en danger. Il leur suffit pourtant de se rendre à l’évidence énoncée par La Fontaine voilà plus de trois cents ans et mise en œuvre par eux-mêmes depuis deux siècles… il leur suffit aussi non pas de sacrifier l’Ukraine mais de la laisser vivre sa géographie… et il leur suffit enfin de comprendre que non, la grenouille ne sera jamais aussi grosse que le bœuf.
Aziz Boucetta