(Billet 1186) – Jerando entre vidéos, mensonges et justice

Il se passe au Maroc quelque chose de malsain, et parfois même nauséabond. Depuis quelques années, avec une nette recrudescence cette année, plusieurs vidéastes ont décidé de se mettre devant leurs caméras et d’enregistrer des messages plus ou moins longs, mais déversant des insanités, des mensonges, des insultes, de la diffamation à longueur de minutes. Le Maroc réagit à travers sa justice, et est en droit d’attendre celle des autres quand les attaques se font de l’étranger.
Comme pour toutes les grandes inventions des dernières décennies qui ont permis un grand bond en avant dans les qualités de vie des populations, il se trouvera toujours des individus qui dévoient et détournent ces inventions pour des desseins personnels et illégaux. Il y aura ainsi toujours des insensés pour utiliser la moto ou la voiture pour faire de la vitesse et des excès, et il y aura toujours des hackers pour détourner internet de son usage premier… C’est pareil pour les réseaux sociaux, qu’on emploie à faire passer des messages aussi faux qu’injurieux, aussi diffamatoires qu’illégaux.
Et là se pose la grande question de la limite entre liberté d’expression et le respect de la vie privée des gens. Où s’arrête la première et quand commence la seconde ? L’équilibre est incertain et toujours difficile à établir, et de cette difficulté naissent les abus enregistrés d’un côté comme de l’autre. Parfois la justice est rude et parfois elle est laxiste et permissive.
Et ainsi donc, on a une société à triple bande avec sa scène politique, ses médias et ses youtubeurs. Pour les deux premiers, les choses sont claires et connues, les politiques agissent comme ils veulent et souvent comme ils peuvent ; les médias sont d’un camp ou dans l’autre, certains ne relevant ni de l’un ni de l’autre ; et les youtubeurs, qui se divisent en deux catégories, ceux du dedans et ceux du dehors. Les premiers sont pour les uns critiques et pour d’autres alignés sur les lignes officielles, et les uns et les autres restent dans les clous, mais ils ont le mérite et l’élégance d’agir à partir du territoire national et d’assumer leurs positions. Certains sont jugés et condamnés à escient, d’autres moins, mais comme il ne faut pas commenter des décisions de justice, ne les commentons pas…
Les youtubeurs du dehors posent problème. Ils sont pour la plupart soit orduriers soit menteurs, soit encore diffamateurs, agissant à partir de l’Espagne, de la France, des Etats-Unis ou, surtout du Canada, où on trouve les plus agressifs, les plus vulgaires et les plus délurés ; personne ne trouve grâce à leurs yeux et tout le monde est insulté, copieusement injurié. Parmi eux Hicham Jerando qui alimente la chronique judiciaire du Maroc et du Canada. Condamné par la cour d’appel de Rabat à 15 ans de prison par contumace pour diffamation, chantage et cyberextorsion contre personnes dépositaires de l’autorité publique, il a vu venir à sa rescousse ceux enclins à toujours critiquer nos décisions de justice. la justice, comme partout ailleurs, juge, condamne et parfois se trompe, et ici aussi. Mais pour le cas de Jerando, il suffit de regarder quelques-unes de ses vidéos pour prendre la mesure du danger que constitue ce personnage.
Et pour ceux qui ont critiqué le jugement à son encontre émis par le tribunal de Rabat, voilà que la justice canadienne vient de le condamner également à la très lourde amende de 165.000 CAD, soit plus d’un million de DH, pour diffamation, non-vérification des faits, malveillance, récidive, refus d’obéissance à la justice. Jerando argue de la liberté d’expression et de la liberté tout court au Canada, mais il n’a pas tout lu et encore moins tout compris. Alors, à longueur de vidéos, il s’acharne contre un des hommes les plus respectés du pays, en l’occurrence le chef du pôle DGSN/DGST Abdellatif Hammouchi, et aussi, dans une moindre mesure mais toujours d’une manière aussi ordurière contre le patron de la DGED Yassine Mansouri, contre le chef de la diplomatie Nasser Bourita, des avocats et des juges connus, et d’autres encore… Mais ses flèches se destinent essentiellement à la police, de son chef à ses collaborateurs.
Jerando a-t-il le droit de dire ce qu’il veut ? Oui, si cela est dans le cadre de la loi et du droit, principalement le droit des personnes ciblées à protéger leur vie privée et leur réputation. Il faut regarder les vidéos de Jerando pour prendre la mesure de ses dépassements et même outrepassements et outrances. Il va même jusqu’à proférer des menaces contre les familles de ses victimes, car à ce niveau de diffamation et d’insultes, ces personnes deviennent des victimes.
Jerando a-t-il respecté les règles de protection de la vie privée et de la réputation des gens qu’il cibles ? Non, et le jugement de la Cour supérieure du Canada, saisie par un avocat marocain accablé d’insultes et de menaces, l’affirme haut et fort : « Il est vrai que la liberté d’expression est un droit fondamental dans notre société. Mais ce droit est balisé par un autre droit, tout aussi fondamental, celui de la protection de la réputation de toute personne. Jerando ayant agi au mépris de ce dernier, il doit en être tenu responsable et son comportement doit être sanctionné ». Un million de DH, pour commencer … car sitôt le jugement rendu, cet homme par ailleurs poursuivi au Canada par plusieurs autres de ses victimes marocaines s’en est pris à tout le monde, republiant ses anciennes vidéos, malgré l’ordre de la justice canadienne, et s’est même payé le luxe (ou la folie) d’accuser les juges canadiens de corruption, ou au moins de collusion avec les avocats des victimes.
De quoi tout cela est-il le signe ? D’une nécessaire réévaluation des libertés et de leur exercice ; à l’heure du numérique, l’expression n’a pratiquement plus aucune limite, il faut donc que le droit la crée. Car, peut-on tout dire ? Doit-on tout dire ? Où s’arrête la liberté d’expression et où commence la protection des réputations et des vies privées ? Sanctionner un youtubeur est-il synonyme de répression des libertés ? Qui pourra juger de ce qui se dit et de ce qui s’expose ?
Faut-il créer une justice nouvelle pour un monde nouveau, avec des techniques inédites face aux technologies numériques ? Faut-il mettre en place une Chambre à l’image de la 17ème Chambre correctionnelle à Paris qui connaît et juge des affaires de presse ? Faut-il y placer des magistrats émérites ou des juges en activité, et faut-il y adjoindre des « sages » de la société civile ?
Peut-être faudrait-il penser à cela car si la liberté d’expression est une valeur suprême, la protection des vies privées est, aussi, d’une importance extrême.
Aziz Boucetta