Maroc : mobilisations sociales et mutations générationnelles vers la Génération Beta

La société marocaine traverse actuellement une période de transformations profondes, à la fois sur le plan des mobilisations sociales et dans la structuration générationnelle. Les récentes mobilisations citoyennes, spontanées et sans leadership identifiable, ont trouvé leur déclencheur dans la tragédie survenue à Agadir, où plusieurs femmes enceintes ont perdu la vie dans des maternités mal équipées. Un appel anonyme diffusé sur les réseaux sociaux a mobilisé rapidement plusieurs milliers de citoyens dans les grandes villes telles que Casablanca, Marrakech, Fès et Tanger. Selon l’Observatoire des Mobilisations Urbaines (OMU, 2025), environ 15 000 participants ont été recensés sur l’ensemble du territoire au cours des trois premiers mois du mouvement.
L’absence de figures politiques et de structures classiques distingue ce mouvement du mouvement du 20 février et a pris au dépourvu les autorités. Comme l’explique Nadia Hachimi, « c’est la première fois qu’on a eu un appel à la manifestation qui n’était incarné par aucune figure, par aucun mouvement ». Les revendications des citoyens se concentrent sur des questions concrètes telles que l’accès à la santé, à l’éducation et à la justice sociale, reflétant un rejet explicite de toute récupération politique et soulignant un paradoxe structurel : un État capable de mobiliser des moyens considérables pour des projets symboliques, tels que les grands événements sportifs et culturels, mais moins performant dans la satisfaction des besoins collectifs essentiels.
Les travaux de Tozzy (2024) sur les mobilisations urbaines au Maroc mettent en évidence que ces mouvements spontanés reflètent une capacité nouvelle des jeunes générations à organiser et coordonner des actions décentralisées, souvent en contournant les structures politiques traditionnelles. Hassan Aourid (2023), pour sa part, souligne que l’engagement des jeunes générations dans la contestation sociale est lié à une conscience critique accrue de l’efficacité de l’État et de l’injustice sociale, renforcée par l’usage des réseaux numériques pour diffuser instantanément des informations et mobiliser.
Pour comprendre les implications de ces mobilisations, il est nécessaire de replacer la Génération Beta dans le continuum générationnel. La Génération Silencieuse, née entre 1926 et 1945, valorise la résilience et la stabilité, façonnée par les guerres et la reconstruction. Les Baby Boomers (1946-1964) ont grandi dans un contexte de prospérité, privilégiant la sécurité matérielle et la planification à long terme. La Génération X (1965-1979) a vécu la transition de l’analogique au numérique, développant autonomie et scepticisme critique. Les Millennials (1980-1994) se caractérisent par la recherche de sens, la flexibilité et l’engagement collaboratif. La Génération Z (1995-2009), véritable pivot de cette période, se distingue par son immersion dans le numérique, son engagement social et environnemental, et son esprit critique. Ces jeunes organisent et mobilisent via les réseaux sociaux, adoptent une posture proactive face aux institutions et revendiquent des changements concrets dans les politiques publiques.
Comme l’analysent Seemiller et Grace (2016), « la Génération Z représente la première cohorte véritablement activiste et interconnectée, capable d’influencer directement les décisions sociopolitiques à travers des plateformes numériques ». La Génération Alpha (2010-2024) évolue dans un environnement hybride, entre interactions humaines et intelligence artificielle. La Génération Beta (2025-2039) s’inscrit dans un monde où l’IA et l’automatisation ne seront pas seulement des outils, mais le tissu même de l’existence quotidienne, redéfinissant le travail, l’éducation et les interactions sociales. La Génération Beta devra développer des compétences critiques et créatives, ainsi qu’une capacité d’adaptation sans précédent, pour naviguer dans un univers profondément transformé par la technologie ».
Les mobilisations citoyennes actuelles et l’émergence de nouvelles générations sont intrinsèquement liées. La critique sociale et l’engagement de la Génération Z annoncent de nouvelles formes de participation citoyenne, décentralisées et rapides, souvent initiées par des jeunes via les réseaux sociaux. Ces pratiques reflètent un désir de justice sociale immédiate et contrastent avec l’efficacité étatique dans les projets symboliques. Les données des mouvements urbains montrent que plus de 60 % des participants ont moins de 30 ans, confirmant le rôle central des jeunes dans l’organisation et la diffusion des mobilisations. La Génération Beta prolongera cette dynamique dans un contexte automatisé et interconnecté, où les anciennes structures professionnelles et sociales auront été profondément transformées. L’éducation et la formation devront privilégier la pensée critique, la créativité, l’éthique et l’adaptabilité pour préparer cette génération à relever des défis nouveaux et complexes. La collaboration intergénérationnelle sera essentielle pour accompagner ces transformations, maintenir la cohésion sociale et garantir l’inclusion de toutes les strates de la société.
En définitive, l’analyse conjointe des mobilisations sociales et des trajectoires générationnelles révèle que le Maroc est à un moment charnière de son évolution sociale et technologique. Comprendre ces dynamiques exige non seulement l’observation des mouvements collectifs, mais également l’anticipation des transformations générationnelles, afin de préparer l’ensemble de la société à un futur marqué par l’innovation, la résilience et la coopération intergénérationnelle. Les mobilisations actuelles et l’esprit critique des jeunes générations constituent ainsi autant un signal de vigilance que d’opportunité pour construire une société plus inclusive et adaptative.
Par Omar Lamghibchi